"Après tout ce qu'on a fait pour lui
franchement
c'est décevant !"
Lui, c'est le gamin qui n'a aucun problème cognitif
au contraire
-je dirais même que,
s'il était moins intelligent,
il souffrirait moins-
(des fois c'est une gamine
mais moins souvent quand même)
Tant que tu es seul avec lui
tout se passe à peu près bien.
Il a du mal à se concentrer
mais quand même, il est content de l'attention que tu lui manifestes.
Normal,
avec le cv qu'il a déjà : papa absent, ou absenté, ou violeur, maman décédée, ou maltraitante, ou qui confond autonomie et abandon ...
Alors un moment
tu penses que ça va fonctionner.
Mais dès que tu le remets en groupe
c'est l'horreur totale ...
Il te pourrit la classe
insulte
casse
frappe
se sauve...
Et ce que tu vis, en primaire avec lui
c'est rien à côté de ce qui se produira au collège : violent, insultant, manipulateur
j'en passe
et pas des meilleures...
Le tout le conduisant inexorablement vers la porte, du cours d'abord, du collège ensuite, de la société au final.
Il devient un décrocheur.
Car c'est ce paradoxe de l'enseignement secondaire
que d'écarter en toute bonne foi
les enfants les plus fragiles
ceux qui auraient plus que d'autres
besoin de l'école.
Et c'est l'histoire d'un bon nombre de détenus avec lesquels je travaille.
Pourtant
On s'en est occupé de ces gamins
petits groupes
soutien
aide individualisée
refaire avec eux
changer de méthode
nouer une relation affective
rien n'y fait.
Et même
c'est pire...
Normal
les petits groupes
l'individualisation
tout ça
c'est la stratégie du comblement de manque
et ça convient à la plupart des élèves à la traîne.
Mais lui là
ça ne lui convient pas.
Pas du tout.
Parce qu'il ne lui manque rien.
Parce qu'en en rajoutant une couche sur ce que tu crois être un manque
tu appuies là où ça fait mal
tu décuples les forces de son cheval de Troie, sauvage, indompté,
qui ronge son âme et lui interdit de penser.
Et même
en devenant trop proche
tu lui fais risquer un nouvel abandon,
il ne peut pas se le permettre.
J'explique.
Quand tu passes en haut débit, sans pare-feu
tu laisses entrer un maximum d'indésirables : virus, spam, et chevaux de Troie.
Tu sais, ces programmes informatiques qui effectuent des opérations malicieuses à l'insu de leur utilisateur ?
Ces enfants là
ils sont comme ça.
Dès qu'ils ouvrent le portail de leur pensée,
notamment face à une tâche complexe,
celle qui travaille en réseau donc
le cheval de Troie commence son travail de sape douloureuse. De son ventre béant se déverse un flot tumultueux de pensées terribles : toutes les craintes, toutes les peurs, tout ce qui remonte à la petite enfance... Elles s'agrippent à ses neurones.
Alors le gamin,
comme il n'est pas bête,
ben
il active son pare-feu.
Il s'empêche de penser.
Normal.
Et il a une panoplie redoutable de manœuvres d'évitement
hyper efficaces
du "c'est trop dur, j'y arriverai pas (donc j'essaie pas)"
au "c'est nul, c'est pour les gogols.." "ce prof, il fait un cours de merde ..."
le tout en déployant une capacité de nuisance hors du commun.
Ajoute à ça un sentiment d'insécurité totale
de toute puissance
puisque
face aux conduites stéréotypées des adultes : rapport de force, sanction, exclusion
il s'imagine que c'est lui qui les fait agir (alors que ce sont leurs émotions, en fait, à ces adultes ...).
Il en nourrit une sorte de douloureuse pensée magique, un sentiment profond de solitude,une responsabilité bien trop grande pour ses frêles épaules (qui, soit dit en passant, à 13 ans, commencent à s'étoffer en largeur ...).
Bref
cette année
j'ai d'abord pris la résolution d'aller péter la gueule du cheval de Troie.
Puis je me suis dis qu'il fallait être rusée
comme le petit père Ulysse tu vois ?
et plutôt le domestiquer,
parce qu'un bon cheval
ça peut toujours servir.
Et pour ça
j'ai commencé à déployer mon arme secrète : la littérature.
Une arme défensive, un bouclier de héros dressés bien droits aux portes de la pensée
pour la garder de toute intrusion au moment de se jeter dans l'apprendre.
Une arme offensive aussi, et même à double tranchant.
Qui t'évite de tomber dans la psychologie de comptoir,
vu que ce n'est pas ton domaine.
Oui
la mythologie, la cosmogonie
les textes fondateurs
religieux
les métaphores
la violence
le sexe
l'inceste
l'enfant préféré
abandonné
sauvé
La culture est une nourriture pour l'esprit
un baume pour le cœur
un rempart contre la douleur
des images derrière les mots
des mots sur les maux
la pensée humaine
universelle
au secours de la souffrance
pour prendre de la distance.
Je n'ai pas trouvé ça toute seule
tu penses bien
j'avais juste constaté comme ça fonctionne
de la maternelle au cycle 3.
Je ne savais pas pourquoi.
Et puis,
en formation Capa-sh
l'IEN nous a fait découvrir Serge Boimare
qui dirigeait
avant son départ en retraite
le Centre Claude Bernard
à Paris.
Il a écrit deux livres extras (chez Dunod) :
- L'enfant et la peur d'apprendre
- Ces enfants empêchés de penser.
Dedans
il y aussi de vraies pistes à exploiter en classe
comme aussi dans le livre de Jocelyne Giasson sur la littérature à l'école (Chenelières éducation).
Voilà.
Edit : je dédie spécialement ce post à ma Cécile, ainsi qu'à Sandra, Anne-Lyse et Sabrina.
très intéressant et bien dit
RépondreSupprimermerci
géniale, tout simplement géniale...
RépondreSupprimerC'est exactement ça, c'est tout vrai, et écrit avec les tripes.
Merci Merci Merci
Ta grande Cécile