Aussi délicieux que surprenant,
quand on enseigne le français à des étrangers,
la redécouverte de ma propre langue me ravit.
Notre grammaire est un océan sur lequel on peut naviguer de mille et une façons : au près, à vue, de conserve, aux étoiles, à la boussole. D'où partir et pour aller où, quand et comment faire escale ?
Depuis le début de l'année j'ai profondément modifié ma stratégie
pour tenter d'arriver à bon port,
sans s'abimer dans les zones de turbulence que sont l'orthographe et la conjugaison.
D'un côté, mes années d'enseignement dans le primaire
à découvrir comment les petits s'approprient l'oral,
les CP l'écrit, et les plus grands deviennent experts,
me sont d'un grand secours.
Mais à l'inverse,
il faut savoir tout oublier,
pour se mettre dans la peau de celui qui maîtrise une autre langue,
un autre code,
et qu'il faut accompagner sur un chemin obscur,
peuplé de murmures étranges et incompréhensibles
vers la porte ouverte sur la lumière de l'entendement.
J'aime à comparer les langues, leurs mécanismes, leurs échos parfois avec la nôtre.
J'aime essayer de leur permettre d'entrer en communication.
Ne rien comprendre, ne rien pouvoir exprimer des demandes les plus fondamentales :
j'ai faim, j'ai froid, j'ai envie de faire pipi, je ne comprends pas, j'ai peur, je suis triste...
c'est être enfermé dans une prison dont la clé semble avoir été jetée trop loin.
Je ressens parfois cette solitude terrible qu'ils éprouvent.
A les voir demander aux autres leur nom, leur âge,
s'ils aiment la pizza et les épinards,
comment s'appelle le petit du cheval et de la jument,
je mesure toute cette dimension vitale de notre humanité qu'est le langage,
l'invention première de l'homme pensant et agissant.
Avec les adultes,
c'est un peu différent.
Souvent, ils ont quelques bases orales.
Et ce qui m'amuse, ce sont les petites remarques.
Aujourd'hui, en étudiant les différentes façons de poser des questions
on a écrit "Qu'est-ce que c'est..." et "Est-ce que...".
"Dites encore comment se dit ça ?"
Je répète, plusieurs fois, lentement.
"AAAAAAAAAAAh ! Toujours entendre ça moi, mais pas comprendre quoi c'est. Beaucoup mots, c'est long, pour si petite chose."
J'adore.
Et
ce qui est sûr
c'est que je n'enseignerai plus jamais pareil,
même à des français,
à cause de cette expérience là de ma langue.
non seulement c'est juste
RépondreSupprimerémouvant
mais ton style est vraiment magnifique
merci
ils ont de la chance de t'avoir
oui, ils ont la chance de t'avoir et nous avons la chance que tu viennes nous le raconter
RépondreSupprimerj'ai fait la même expérience que toi en d'autres lieux et un jour les larmes me sont venues aux yeux quand au hasard d'un exercice je me suis rendue compte que des femmes plus agées que moi n'avaient jamais fait un dessin de leur vie : pas de crayons de couleur ni de papier en étant petites, pas d'école non plus et ce n'est plus une préoccupation quand on grandit ; donc aucune notion de perspective ni d'espace sur une feuille... et à ma question "mais comment faisiez-vous pour les dessins des tapis tissés ?" "ben, on avait tout dans la tête"
ce n'est pas une leçon ?
Plus jamais pareil.
RépondreSupprimerPour moi, c'est le vrai sens de l'enseignement.
@Mamina : j'ai une profonde admiration pour ces femmes analphabètes qui se débrouillent toujours pour avancer.
RépondreSupprimerJe n'en ai jamais eu dans mes élèves, mais c'est un peu le plan à terme : travailler avec des publics doublement empêchés.