On
habitait faubourg Fhaiderbe, un appartement loué près de la
gendarmerie, refuge bien illusoire.
Dans
ce climat de terreur, comme tant d'autres, on a dû choisir entre la
valise et le cercueil. Sauf que, des valises, il n'y en avait plus !
Alors on a entassé nos vêtements dans des sacs de blé donnés par
mon père.
Les
hommes se sont concertés : la priorité, c'était de mettre à
l'abri les femmes et les enfants.
Ma sœur Bernadette et son mari Lucien étaient à Ussen–Dey, le
casernement des CRS regroupés pour rentrer en France
Alors
on est parti, c'était la fin du mois de mai, il faisait déjà très
chaud. On s'est retrouvé jetées dans un parc, un camp de transit,
derrière un enclos grillagé, gardé par des CRS, seules, sans les
hommes. On était bien cinq ou six mille femmes et enfants.
J'étais
là, avec mon fils, Gérard, tout nouveau-né, sans eau, sans
nourriture, sans tente pendant toute une journée, et toute une nuit
à dormir à même la pierre.
Le
lendemain matin, vers 10 heures, j'ai entendu des éclats de voix. Un
camion de la Croix-Rouge était arrivé et une matrone
impressionnante avec sa cravache à la main, s'est heureusement
imposée au CRS qui gardait l'entrée : « Ouvrez-moi le
camp, sinon je vous massacre ! ». Son assurance a
payé : ils ont pu entrer et nous distribuer un bouillon de
Viandox, du lait pour les enfants et de l’eau.
C'est
un peu plus tard que, comme dans un rêve, j'ai entendu la voix de
mon beau-père. Enfin, c'était plutôt la suite du cauchemar, parce
que j'ai cru qu'il venait m'annoncer que mon mari Roger était mort.
Mais il avait tout simplement apporté une omelette et du pain, et il
a dit ces choses terribles « Ils sont en train de massacrer
tout le monde, je ne sais pas où sont mes enfants. Je vais au petit
lac » avant de partir en courant, comme un voleur.
Pourquoi
le petit lac ? Parce que le massacre des Français avait déjà
commencé. Le bruit se répandait que plus de 800 personnes avaient
déjà disparu et que les rebelles jetaient leur cadavre dans l’eau….
Certains corps remontaient à la surface, flottaient et les familles
prenaient le risque de les récupérer au péril de leur vie. Les
voitures étaient abandonnées sur le bord des routes avec les clés
dessus… L'armée française nous semblait bien indifférente.
Après
le départ de mon beau-père, le temps s'est écoulé comme ça, dans
la lenteur et dans l'angoisse, jusqu'à 19h30, où des militaires
sont venus nous dire : « Vous allez partir en caravelle
avec Air-France, mais il n'y a que 850 places ce soir. »
Que
faire ? L’armée nous
avait distribué au fur et a mesure de notre arrivée des cartons
numérotés sur lesquels était apposé le logo d'Air-France. Ils ne
donnaient aucune priorité. C’était un moyen d'évaluer le nombre
de personnes qui entraient dans le camp.
Galvanisée
à l'idée de rester dans ce camp insalubre, j'ai déchiré mes
tickets et j'ai dit que je les avais perdus. C'est comme cela que
j'ai obtenu une place dans les premiers départs.
En
débarquant à l'aéroport de Marignane, j'ai aperçu Manuel, le
cousin de mon mari, qui m'a crié « Venez, je vous
attends ! » Et en effet, comme il ne connaissait pas
la date de notre arrivée, il était venu chaque jour, du soir au
matin, et du matin au soir, avec un panneau et nos noms dessus. Le
visage grave il m'a dit : « Je pense que mes cousins
sont a l’abri même si nous n’avons pas de nouvelles. »
J'avais besoin de le croire de toute façon.
Tu ne
peux pas savoir ce que ça m'a fait de voir des équipes de la
Croix-Rouge avec des langes propres. J'ai enfin pu changer et
nettoyer mon fils. C'est là, dans les toilettes, que j'ai craqué.
J'ai pleuré toutes les larmes de mon corps.
Heureusement,
quand un type d'Air-France est venu me demandé le prix des vols en
Caravelle, j'avais retrouvé tous mes moyens, et je n'ai pas lâché
un centime des 800 francs que papa m'avait donnés : « Je
ne vous donne aucun argent On n'a pas demandé à partir. »
Il n'a pas insisté, et on est parti chez le cousin.
Cet
homme, Manuel Soler, hébergeait déjà une cinquantaine de personnes
chez lui, que des familles éclatées, séparées, installées sur
des lits de camp militaires.
Mes
parents sont arrivés chez Manuel aussi, mais seulement pour faire
halte. Ils sont repartis en Dordogne chez ma sœur Bernadette, ou
plutôt chez ses beaux-parents, dans une maison du village de
Pont-St- Mamet.
On
n'avait toujours aucune nouvelle des hommes, quand ma nièce, la
fille de Manuel, nous a téléphoné : « On les a
retrouvés ! Ils sont à Toulouse ! »
C'est que, hasard incroyable, le train de mon père, qui partait de
Marseille sur Toulouse, avait croisé celui de Roger et de son frère
Pasqual, lequel circulait en sens inverse, Toulouse- Marseille. Quand
papa l’a vu, là, dans le train en face de lui dans la gare de
Toulouse il a crié : « Il n’est pas mort ! Ils
ne sont pas morts ! »
En
fait, les hommes s'étaient cachés dans notre cabanon de
Port-aux-Poules, entre le Oran et Arsew, à environ une centaine de
kilomètres de Mascara. Ils projetaient de fuir le soir même sur un
bateau de pêche, vers l’Espagne ! Leur plan s'est trouvé
légèrement contrarié quand ils ont senti les canons de deux
mitraillettes sur le ventre :
- « Qui
êtes vous ?!
- Ben, les
propriétaires de ce cabanon ! »
C'était
devenu un repère de l'OAS, qui
occupait les lieux depuis un certain temps déjà !
Mais finalement ça a joué en leur faveur : ils ont procuré
des faux papiers aux deux hommes qui, grâce aux faux tampons de la
préfecture ont pu remonter sur l’aéroport de la Senia à 25
kilomètres de là, pour embarquer sur un vol pour Toulouse.
J’ai retrouvé Roger en gare de Marseille avec son frère, dans un
état... comment dire ? Liquéfiés mais heureux. Ils portaient
une barbe à la Che Gevarra, et qu'est-ce qu'ils sentaient mauvais !
Dans leur yeux j'ai pu lire toute la détresse des scènes d'horreur
qu'ils avaient dû voir. Mais là-dessus, on a gardé le silence :
on n'a jamais reparlé de ces moments là ! Trop dur, trop de
douleurs.
On avait échappé à la mort, c’est ce qui comptait.
C'est bien qu'on puisse l'évoquer longtemps après.
Ce
n'est que cinq mois plus tard qu'on a retrouvé notre unique bien
roulant, une 404 Peugeot, pleine de nos affaires, y compris mon
trousseau de mariage, débarquée à … Dunkerque !
Elle
avait été embarquée au port d'Oran, par un contact qu'avait dégoté
mon mari, Inch Allah si elle arrivait ou non...
Propos recueillis à la cousinade 2011
encore beaucoup trop de non-dits d'abnégations ,de secrets, de paroles ,de vies, d'horreurs de souffrances
RépondreSupprimertues dans ce moment de notre histoire
très importante communauté d'harkis (et beaucoup de rapatriés ) dans mon ancien village m'ont ouvert un peu du voile et amené à m'y intéresser
le téléfim "Harkis"(avec Smaïn) a d'ailleurs été tourné en partie là avec comme figurants et qq rôles les gens du village j'ai appris beaucoup