"- Et vous n'avez pas peur toute seule ?
- Peur, et de quoi ?
- Ben, une femme seule ..."
C'est une question qui revient très souvent.
Aurait-on l'idée de la poser à un homme ?
Personnellement, travaillant avec des détenus, je les imagine très mal se lever à 5h pour nous attendre au coin du bois ou de la vigne... Surtout en Espagne où le chemin est une véritable autoroute à pélerins.
Mais des femmes qui marchent seules,
en effet, il y en a.
Quittées, trompées, malades, ou étouffées d'une vie d'ennui d'où la parole disparaît peu à peu, inutile à force de quotidien, échappées belles pour vivre seule un bout de chemin, après une rupture, ou en préliminaire...
Pour une femme seule, le camino, c'est la preuve qu'elle peut marcher seule plutôt que mâle accompagnée ; de sa pleine capacité à porter, se porter, supporter ; de prendre ses propres décisions sans en référer à personne d'autre qu'elle-même.
Il y a des hommes seuls aussi.
Un peu pour les mêmes raisons que les femmes, quoi que j'ai noté la retraite subie ou subite comme motif supplémentaire. Mais c'est drôle, les hommes, quand ils ne se trouvent pas de compagnon de voyage avant le départ, finissent souvent par marcher groupés.
Est-ce la peur de se retrouver face à soi-même ? Je n'ai pas osé le demander à ceux que j'ai interrogés. Il y a des questions intrusives qu'on ne se sent pas le droit de poser, alors même que cheminer de conserve crée une intimité immédiate, une connivence sans avant et pas forcément d'après, une amitié inconditionnelle dont on ne sait jamais si elle sera durable ou furtive.
Un Espagnol m'a avoué - dans un demi-sourire - vouloir demander à la Vierge de lui envoyer une "
mujercita" (une petite femme, je précise pour toi Anne...).
Un autre m'explique avoir commis une classique erreur de mi-parcours : être parti avec une plus jeune, et finalement se retrouver tout seul,
parfois avec chagrin,
mais toujours sans regret.
Du chemin, il a appris que tout passe,
même le déchirement de la rupture.
"
Tu vois, j'étais enfermé, et tout d'un coup la fenêtre s'est ouverte. On croit toujours qu'on ne peut pas vivre seul, mais finalement si, on peut. Je n'ai jamais eu autant d'amis et fait autant de choses que maintenant. Cette autre femme, que j'ai suivie sans calcul, elle n'a fait qu'ouvrir la fenêtre, et puis j'ai regardé dehors, et j'ai vu une autre vie ; j'ai commencé à respirer, après plusieurs années d'apnée."
Évidemment, il n'avait pas anticipé la chute depuis le troisième étage, qui fait un peu mal quand même...
Mais de ça aussi on se relève,
et puis,
moi,
j'ai toujours aimé lire et relire " La chèvre de monsieur Seguin"...
Plus on échange,
et plus je m'aperçois que j'aime ma vie seule.
¿ Andar sola, es o esta soledad ?
Je m'interroge sur le verbe qu'il faut utiliser en espagnol :
si c'est temporaire, c'est "
estar", si ça dure, c'est "
ser"...
Il dit "
estar"
avec certitude, parce que, quand même, tu ne vas pas rester toute seule toute ta vie...
Et c'est vrai que
quand je vois marcher ces deux-là,
lui qui porte le gros sac à dos,
et qui tient ses bâtons,
qu'elle n'utilise que pour grimper à son propre rythme ,
des fois j'ai envie,
et d'autres pas...