J'ai traversé la rue, une brise légère est venue s'encâliner autour de mes jambes, comme un chat qui ronronne. L'instant de gagner le trottoir d'en face, le soleil écarté par le vent, s'est fait léger sur ma peau. J'ai senti l'effleurement du tissu de ma robe sur la peau de mon dos. L'air m'apportait l'anisé des agastaches mêlé à la senteur du chèvrefeuille, sur une note entêtante d'herbe coupée. J'ai baissé les paupières en m'engouffrant dans l'ombre fraîche du couloir et de l'escalier. Fugitivement, j'ai revu la Louisiane, et j'ai songé qu'elle m'avait apporté cela : pouvoir traverser la rue, la journée, l'été, avec une robe courte à bretelles posée sur deux sous-vêtements de dentelle.
Parfois, une décision s'impose à nous, qui ne fait sens que des mois, voire des années plus tard.
La décision de partir, celle de revenir, le choix de la rupture.
Et lui, là-bas, que m'a-t-il apporté ? Je lui en veux encore un peu de cette blessure qui peine à cicatriser. C'est que, sous son regard, j'ai appris à faire l'amour dans la lumière, à marcher nue du lit à la porte, à me baigner n'importe où. Ma main dans la sienne, je prenais courage, je n'avais peur ni à cheval, ni en pirogue. Le goût de l'aventure s'enracinait dans ce désir qui m'incendiait le ventre au petit matin, quand il m'embrassait pour assouvir le sien. Le plaisir lui, restait tapi dans l'ombre.
En m'enlaçant le soir pour me blottir contre lui, il m'a fait faire de grandes enjambées vers moi-même, ma nature sauvage, qui je suis réellement. Un drôle de chemin, parfois doux et tendre comme le sable, souvent pierreux à m'entailler le cœur. Si loin brutalement, après avoir été si proche. J'avais besoin de me sentir aimée, pas juste de rassurer sa virilité. À attiser sa vitalité, je me vidais de mon énergie. Le corps dolent, les pieds douloureux, les articulations raidies, le cœur en saccades, les pensées obscurcies par le doute. Après avoir atteint de nouveaux sommets avec ce compagnon de voyage, je m'appesantissais vers mon côté sombre, comme enlisée dans les profondeurs d'une vase grise et froide.
Et voilà que les avions ne volaient plus, qu'il fallait espérer encore.
Jusqu'à quand ? Pour qui ? Pour quoi ?
Quelque chose avait changé en moi, et quand j'y pense, il y a été pour quelque chose. J'ai regardé au tréfonds de mon âme. La petite fille bafouée que j'avais été me regardait avec un drôle d'air. Bienveillante, compréhensive, mais déterminée. Elle me voulait forte, elle me voulait aimée, elle me voulait respectée, elle me voulait libre.
Elle m'en estimait digne.
Il y avait quelque chose d'impérieux dans cette exigence de droiture.
J'ai décidé d'avoir confiance et je l'ai écoutée.
Sept mois ont passé.
Des flots d'émotions contradictoires me submergent.
Il est revenu en France, je sais qu'il n'est qu'à quelques kilomètres de moi, je sais que le temps passe, que je ne rajeunis pas.
Il me manque, c'est terrible.
Il suffit d'une danse, la sensation de la main glissée dans sa manche, peau contre peau.
Je croyais avoir tourné les pages, clos le chapitre, entamé un nouvel opus.
Je ne suis plus si sûre de ne pas souhaiter le revoir.
Je tiens bon.
Je tiens bon parce que mon cœur, en sept mois, s'est remis à battre.
D'amour pour moi.
Pour ce corps vigoureux qui s'est réparé et endurci. A vélo, à pied, je sens sa mécanique se mettre en route, rouages bien huilés, les cinq sens aux aguets. À sourire aux éléments du fil des saisons, j'ai senti que mon pas se fait voluptueux. Je respire l'haleine du vent, je goûte le soleil sur ma peau, j'hume l'eau de la rivière, j'écoute son afflot impétueux, couvert par le bêlement des brebis strié par le sifflement strident des buses, je touche la terre tiède de mon jardin nourricier, mes pieds déchaussés froissent l'herbe humide.
Parce que je ne les cache plus, je caresse l'intérieur de mes cuisses, la rondeur douce et dorée de mes épaules. Oui, j'ai vieilli. Chaque marque sur ma peau écrit l'histoire d'un plaisir qui n'est plus la vaine et hypothétique récompense d'un intérêt douteux, l'interdit honteux d'une dentelle déchirée, la coupable expérience d'un jeune homme sur une petite fille. Il est le point d'orgue d'un amour sincère et désintéressé, une longue respiration, la fin et le commencement. J'apprécie ma fidèle compagnie, comme celle des arbres et de l'eau.
J'apprends la patience. Accepter avec sagesse l'impermanence des choses, c'est faire du temps un allié plutôt qu'un affront.
Car je les vois désormais, ces hommes autour de moi. Des hommes bons, des hommes sains, des hommes tendres et généreux. Des hommes qui ont parcouru leur propre chemin, cicatrisé leurs plaies, capables de mettre en mots leurs émotions. Où étaient-ils pendant toutes ces années ? C'est un mystère que je ne cherche pas à percer. Ils sont là. C'est tout. Et parmi eux, il y a celui avec qui je vieillirai en partageant ma joie de vivre, mes valeurs, mon soutien.
Pour un peu de bonheur en plus.
En octobre je pourrai prendre la route...
je t'embrasse Coline
RépondreSupprimerbisous ♥
RépondreSupprimer