vendredi 10 avril 2009

Peaux d'anges (3)

« - C'est comme ça que tu as été contaminé ? 
- Peut-être, je ne sais pas. J'ai aussi eu un accident de voiture assez grave à la suite duquel j'ai reçu une transfusion. »
Aujourd'hui, elle est assise tout près de lui, le dos bien calé. Ils se sont retrouvés là un peu par hasard. Elle s'était installée, comme d'habitude et il est arrivé, en fauteuil roulant, poussé par une infirmière qui avait l'air de trouver cette sortie très peu raisonnable.
« - Je vous ai vue depuis ma fenêtre. Je crois que je vous attendais. Ça fait plusieurs jours en fait que je vous attends. »
Il a absolument tenu à quitter le fauteuil et à venir s'asseoir auprès d'elle. En lui souriant, elle s'est installée plus confortablement et s'est approchée. Ils ont repris leur conversation comme si de rien n'était, là où ils en étaient restés la première fois.
Elle s'est d'abord racontée, il l'a écoutée sans juger. Il la regardait, avec ses yeux fiévreux qui lui dévoraient le visage, et quand c'était difficile, que les mots s'étranglaient un peu, il posait sa main sur la sienne et elle pouvait poursuivre.
Maintenant, elle penche la tête vers lui, pour mieux l'entendre, parce que sa voix est si faible.
« - Mais l'amour alors, le vrai, tu ne l'as jamais rencontré ?
- Si. Et c'était un coup de foudre en plus. Un jour, que j'assistais à une conférence à l'Unesco il y a un type qui est venu faire un exposé sur la situation économique en Amérique du Sud. Il était beau, brillant, avec une sorte d'assurance tranquille qui lui donnait un air conquérant. Tout le contraire de moi. À un moment, son regard a croisé le mien et je me suis senti troublé comme jamais. Toute la journée qu'a duré le symposium nous nous sommes approchés, éloignés, frôlés, sans nous parler une seule fois. J'ai trouvé que c'était le comble de la sensualité. »
Il reprend son souffle.
« - Le soir, il est parti sans se retourner. Je suis resté là, anéanti, frustré, au bord des larmes, en pensant que je m'étais trompé. J'ai terminé la soirée dans un de ces bars de la rue Sainte Anne, derrière l'Opéra, à me saouler et à me faire draguer. Comme la petite boule au fond de ma gorge ne partait toujours pas, j'ai fini par accepter les avances du plus insistant, un vieux beau sur le retour dont je n'ai pas retenu le nom. J'étais vraiment en vrac parce que je l'ai ramené chez moi. C'était un truc que je ne faisais jamais normalement. Pour les coups d'une nuit je préférais pouvoir me sauver en douce au petit matin plutôt que d'affronter le regard de quelqu'un dont je ne reconnaissais même pas le visage. Là, je ne sais pas ce qui m'a pris. »
Il parle tout bas maintenant, sa voix n'est plus qu'un murmure.
« - Toujours est-il qu'à l'aube, je suis réveillé par le couinement insistant de la sonnette. Je vais ouvrir, la tête dans le sac, et je le vois là, et je prends son sourire en plein cœur, et il me tend les croissants et il me dit : « Moi c'est thé noir, sans sucre. »
On s'installe dans la cuisine, il s'assoit, je fais chauffer l'eau. Ça me paraît tout naturel qu'il soit là, à prendre son petit déjeuner avec moi. On n'a pas besoin de mot. Cette première fois là, c'est un de mes plus précieux souvenirs.
- Et l'autre ? Il était toujours là ?
Oui, mais je l'avais complètement oublié. J'ai dû avoir l'air sincèrement surpris quand il est apparu dans l'encadrement de la porte, un peu pathétique avec sa moquette pectorale grisonnante et ses cheveux en bataille.
- Ça s'est terminé comment ?
- Comme ça ! Étienne était de la race des seigneurs. En voyant mon regard effaré, il s'est retourné, lui a souri gentiment, puis il s'est levé, sans rien dire, et a fermé tranquillement la porte. Et c'est comme s'il la fermait sur toutes ces années de rencontres à la petite semaine et de sexe sans amour.
L'après-midi nous sommes allés acheter un nouveau lit. Il n'est plus jamais reparti. Nous nous sommes aimés... Je ne peux même pas t'expliquer ... C'était un bonheur sans nuage.
- Et tes parents ?
- Ah oui, quand même, il y avait mes parents. Je suis sûr qu'ils savaient, mais ils ont toujours fait comme si Étienne était mon colocataire. Sa famille à lui était au courant. C'était une famille unie et aimante, je me sentais bien avec eux, nous étions très proches.
Et puis nous avons eu envie d'adopter un enfant. Nous faisions des projets. Je me disais qu'il était temps de mettre cartes sur table avec papa et maman.
- Et c'est là qu'il est tombé malade....
- Je suis resté avec lui jusqu'au bout. Je lui tenu la main tout le temps, jusqu'à la dernière minute. Il ne voulait pas que je le vois dans cet état. Mais je n'ai pas cédé. Après c'est comme un tunnel tout noir et sans fin, avec ce manque, toujours. Le manque de lui, de son sourire, de ses lèvres dans mon cou, de ses bras surtout. Plus personne ne m'a touché depuis son départ. Je veux dire touché vraiment, tu vois ? »
Alors elle s'approche encore plus près, passe un bras autour de ses épaules, et de l'autre l'étreint tendrement. Il se blottit contre sa poitrine, dans son odeur qui lui rappelle le parfum de la vanille. Ils restent ainsi, embrassés, longtemps. Et elle sent se rompre la digue, et elle laisse couler des larmes de compassion, pour lui, mais aussi pour elle.
«  - Tu es comme la femme forte de l'Évangile.
- Ah bon ? On parle de ça dans l'Évangile ? »
Il rit de bon cœur.
«  - Non, ce n'est pas « forte » comme toi tu l'entends. C'est son sens premier, véritable. Le contraire de « faible », quoi. Dans l'un des livres de Salomon – Tu sais qui était Salomon ? - une mère conseille son fils sur le choix de son épouse. Et elle continue avec l'éloge de la femme forte. C'est un poème alphabétique : les lettres initiales de chaque verset suivent l'ordre de l'alphabet hébreu. C'est très beau.
- Et elle est comment cette femme forte ?
- Ça dépend des interprétations. Elle est physiquement vaillante et solide c'est sûr, mais elle est aussi sage, avisée et clairvoyante. C'est un pilier sur lequel les autres peuvent s'appuyer.
- C'est plutôt moi qui aurait besoin de soutien.
- Ça ne se voit pas. Pas au début en tout cas.
- Pourtant j'ai mal. Tellement mal que je pense parfois à mourir. Pour en finir avec toute cette douleur. Que ça s'arrête enfin. Une fois j'ai eu envie de sauter de mon septième étage. Heureusement, juste à ce moment, mon chat est venu se frotter contre mes jambes et ça m'a ramenée. Un chat … C'est bête hein ?
- Non, c'est parce qu'il était vivant.
- Peut-être. C'est surtout que je me suis dit qu'il allait rester tout seul.
- Tu vois, tu te sens responsable. C'est important ça. »
Ils sont encore enlacés. Un silence s'installe, pas du tout pesant. Un silence de paix et de chaleur. Un peu machinalement elle a commencé à le bercer, et il aimerait bien s'endormir là, dans ces bras rassurants.
Mais la blouse blanche revient, et se saisit du fauteuil.
«  - Il faut remonter monsieur, il est tard, vous allez prendre froid. »
Elle a parlé à voix basse quand même, pour ne pas les surprendre, un peu émue de les voir comme ça.
« - Tu reviendras me voir ? Tu sais je vais rester ici jusqu'à la fin maintenant.
- Ne dis pas de bêtise. Je reviendrai demain, après mon travail. »

(Eh non, ce n'est pas encore fini...)

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