Yvette n'était pas le genre de femme à s'en laisser conter. Quand quelque chose ne lui plaisait pas elle le disait. Mais il faut reconnaître que quand ça lui plaisait elle le disait aussi. Ce qui lui attirait à peu près autant d'inimitié que de sympathie. Quand on avait rencontré Yvette on ne l'oubliait jamais, et vu qu'elle manifestait son avis sur tout, tout le monde avait un avis sur Yvette, ce qui n'allait pas toujours sans causer de souci.
Toute petite déjà, à l'école, cette langue bien pendue se révélait source d'ennuis. Les adultes n'aiment pas le regard trop scrutateur des enfants, quand se reflète dans leurs yeux la moindre de leurs failles. Les adultes enseignants encore moins. Mais puisqu'on ne pouvait rien reprocher à Yvette, élève brillante et très précoce, comme on ne disait pas à l'époque, les réprimandes s'exerçaient sur un autre terrain : celui de l'humiliation. Elle gardait donc un souvenir cuisant des bons mots douteux sensés faire rire ses camarades à ses dépens, ainsi que des remarques acerbes, noyant rageusement de rouge la marge de ses cahiers à la moindre tache d'encre échappée de sa plume sergent-major encore mal maîtrisée. Malheureusement, le geste des doigts pas encore finis des petits, ne suit pas toujours comme ils voudraient le cours de leur pensée. Elle dû donc se délier la plume chaque jeudi après-midi, devant la double page intérieure d'un magazine télé réputé, qui se voulait à l'époque objet culturel, et donc déployait sur deux cents lignes hebdomadaires les trésors des châteaux français ou les mœurs des oiseaux exotiques. A quoi sont père, comptable de son état, rajoutait des multiplications et divisions à huit chiffres pour faire bonne mesure. Chacun sait comme les parents sont obsédés par les opérations et l'orthographe, dites encore sciences des ânes.
Heureusement pour elle, Yvette n'avait aucune faiblesse en orthographe. Et tandis qu'elle apprenait, de pleins en déliés, à maîtriser une écriture fluide et régulière, elle se convainquit un peu plus chaque jeudi, de la certitude que les adultes peuvent se montrer notoirement injustes et prêts à toutes les bassesses quand ils se sentent ébranlés. Ce qui, on le comprend sans peine, n'arrêta pas Yvette dans ses jugements, bien au contraire. Cependant il lui fallut se résoudre à devenir adulte elle-même et, l'âge venant, apprendre à se retenir un peu, au moins pour ne pas blesser inutilement des gens qui ne lui avaient rien fait. Ce n'était pas chose facile, loin de là.
Car dès lors qu'Yvette eut appris cette chose étonnante et puissante qu'est le pouvoir du langage, il lui fut presque impossible de ne pas faire usage de l'emprise sur le monde que cela pouvait lui procurer.
Yvette s'intéressait à beaucoup de choses et à beaucoup de gens. Pas longtemps. La vie coulait comme une eau qu'on ne peut pas retenir, parfois claire, parfois turbide, mais jamais stagnante. Elle avait très vite l'impression d'être arrivée au bout, d'une histoire, d'un homme, d'un métier. Elle en changeait donc souvent, car elle voulait voir.
Yvette voulait voir, certes, néanmoins elle voulait aussi être vu. Elle ne pouvait pas expliquer pourquoi, c'était comme ça. Personne ne lui avait parlé de la psychanalyse. Si cela avait été le cas, elle aurait compris qu'on peut se réparer en mettant des mots sur ses maux. Alors elle continua de parler, parce que cela lui était nécessaire et qu'en outre, même avec son débit, ses mots n'arrivaient pas à suivre le flux et le reflux du flot de ses pensées. Elle pouvait tenir un discours à la limite de la vulgarité, ou l'émailler au contraire de termes assez soutenus, voire jargonneux, synthétique à l'extrême usant d'un lexique d'une précision d'orfèvre, ou prolixe et insupportablement verbeux.
Cela dépendait de son humeur, de son interlocuteur, de l'enjeu, mais le plus souvent de ses émotions que, comme ses pensées, elle n'arrivait que très difficilement à canaliser.
C'est alors qu'un beau jour, au volant de sa voiture, elle perdit le contrôle. De sa pensée d'abord, de son véhicule ensuite.
Elle avait roulé toute la nuit, et cherchait un endroit où s'arrêter pour se reposer et prendre un petit déjeuner. C'était l'heure sournoise où le jour se lève alors que la nuit est encore là. Dans cette dangereuse pénombre, que la lumière des phares rend laiteuse, une pensée fulgurante lui traversa l'esprit. Une pensée de douleur et de rage, qui la heurta au plexus, lui coupa le souffle et masqua tout le reste : la route, le virage et le fossé.
Quand elle revint à elle, Yvette ne sentait plus rien, ni ses paupières, ni ses doigts, ni les battements de son cœur, à peine un vague mouvement autour d'elle, des voix étouffées. Mais impossible d'ouvrir les yeux pour voir qui était là. Elle voulut demander qu'on allumât la lumière, il lui fût tout aussi impossible d'ouvrir la bouche. Et elle comprit son drame.
Yvette ne pouvait plus parler, elle était privé de l'usage de tout son corps et donc de celui de la parole. Elle était dans le coma.
Pourtant le torrent de ses pensées n'était pas tari loin de là. A chaque heure des vingt premiers jours du mois que dura son « inconscience » il se faisait rugissant, prêt à entrer en crue, parfois moins impétueux, mais toujours là, d'autant plus indompté qu'elle ne pouvait l'exprimer par le verbe.
Une année, pendant un séjour estival alpin, elle avait loué une chambre bon marché, donnant sur le doron, et dont la fenêtre était heureusement dotée d'excellents doubles vitrages. Car une fois ouverte, le bruit du torrent en contrebas s'engouffrait dans la pièce avec une vigueur telle qu'on avait l'impression d'être emporté. Partout dans le village ce bruit grondait et aucune promenade n'en était épargnée. Ces pensées étaient semblables à ce doron savoyard, tumultueux, vivifiant, mais sans barrage.
C'étaient parfois des pensées de colère et de haine, quand elle se sentait manipulée comme un paquet, objet assujetti aux règles d'hygiène en vigueur dans les hôpitaux, quand elle aurait voulu être sujet d'attention. Tout son corps se rétractait et personne ne le sentait.
Ou encore des pensées de peur et d'effroi, quand elle prenait conscience, dans toute cette inconscience, qu'il lui faudrait choisir entre la vie et la mort pour sortir de son état végétatif. D'un côté la lumière, la musique, les souvenirs, les gens qu'elle aimait et les autres, la parole et la pensée, la souffrance et l'angoisse.
De l'autre le calme, le vide et l'oubli, le torrent enfin silencieux.
C'est au vingt et unième jour, traversée de peur, qu'elle sentit sa présence. Ce fut d'abord sa voix. Il était là pour elle, et il le lui dit. La crainte reflua avec la musique des mots autour de son prénom.
Et pour la première fois depuis très longtemps, elle se sentit touchée. Touchée et vivante. Elle sentait ses mains, douces, présentes mais si respectueuses. Elle pouvait se représenter les bras qui prolongeaient ses mains, le corps tout entier de l'inconnu qui ne parlait plus, ses pieds bien ancrés dans le sol. C'étaient des mains d'amour et de compassion profonde, les deux branches d'un cœur en phase avec le sien. A partir de cet instant, elle attendit les mains chaque jour. Et chaque jour elle apprenait qu'on pouvait endiguer le cours du torrent sans parler, qu'on peut communiquer d'âme à âme sans avoir à en souffrir.
Peu à peu, dans cette présence affective mais jamais intrusive, elle apprit la confiance, mot qu'elle connaissait mais qu'elle n'avait jamais mis en actes. Elle sentait comme un apaisement au grand souffle de sa peau qui respirait enfin. Au long du contact elle sentait qu'ils étaient ensemble, la respiration de l'un calquée sur celle de l'autre, et il n'y avait plus ni un, ni autre. Pas plus qu'il n'y avait de désir, de fusion, ou de crainte. Dans ce sentiment vibrant d'être vraiment ensemble, dans cette humanité profonde, elle commença, enfin, à entrevoir la vérité, sa vérité.
Et parce qu'elle avait été touchée, parce qu'elle se sentait aimée, au trentième jour, elle bascula du bon côté.
Elle était en sécurité, il lui suffit de se laisser glisser.
A Frans Veldman qui a fait naître l'haptonomie et à Hélène Sallez qui me l'a fait découvrir et a sauvé mon âme encore plus que ma vie.
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