L'hôpital s'appelle l'Hôtel-Dieu. Drôle de nom pour un hôpital. J'ai toujours trouvé que c'était un nom étrange. Je croyais qu'on ne rencontrait Dieu qu'à l'autel. Mais c'est vrai qu'il est au pied de Notre-Dame, on y entre comme dans le giron de la Vierge.
Dans le ventre de cet hôpital, il y a une cour carrée, les vestiges néanmoins entretenus d'un jardin médiéval. J'aime bien me dire qu'autrefois on y cultivait les simples pour soigner les humbles.
Dans la cour jardin, il y a une petite fontaine et des bancs bleus. Je m'y assois en sortant de la consultation.
Une fois par mois, je viens là, et j'attends. J'attends de pouvoir me reconnaître. J'attends de savoir, si mon corps enfin va finir par accepter de me ressembler.
Un jour, en arrivant à l'hôpital, au moment de pousser la porte vitrée, j'ai vu une grosse dame qui avait la main sur la poignée. Quand la dame m'a vue son sourire s'est éteint. Et moi, j'ai saisi l'espace d'un instant, l'éclair de tristesse dans son regard, puis la porte s'est ouverte et l'hologramme s'est effacé.
Je me suis souvenue l'avoir déjà vue avant. Une fin d'après-midi d'hiver, je me pressai avec la foule des curieux sur les petits tréteaux devant les vitrines d'un grand magasin parisien en habits de fêtes, et j'ai vu le reflet de la dame qui me regardait avec un air interrogateur. Ça m'a tordu le ventre, en y repensant j'en ai encore la chair de poule.
Aujourd'hui, quand je suis arrivée à la consultation, dans la pâle et froide lueur du petit matin, il faisait encore trop sombre pour que quiconque puisse attendre derrière la porte.
Quand je suis redescendue, depuis l'escalier de la galerie, j'ai vu qu'un rayon de soleil oblique se noyait dans l'eau de la fontaine. J'ai eu envie d'aller m'asseoir sur le banc.
Mais il y avait déjà quelqu'un.
***
L'hôpital s'appelle l'Hôtel-Dieu. Drôle de nom pour un hôtel. J'ai toujours trouvé que c'était un nom étrange. J'y passe plusieurs nuits par mois pourtant. Quand une maladie rare s'invite inopportunément. Quand le taux de virus augmente dans mon sang. Quand même la morphine n'apaise plus mes tourments.
Mes parents sont venus hier, mais on a si peu de choses à se dire. Ou alors on ne sait pas comment les dire. Mon père a vieilli, c'est sûr. Il porte ma maladie comme une honte personnelle. Maman a pleuré. Elle regardait fixement mes mains, la peau translucide comme un voile prêt à se rompre, tendue sur le bleu des veines et la saillie des phalanges, et elle a éclaté en sanglots. J'aurais voulu la consoler, mais cette fois je n'en ai pas eu la force. Tout l'après-midi j'ai attendu qu'ils s'en aillent. Tout l'après-midi j'ai attendu qu'elle me touche, que sa main effleure ma joue comme quand j'étais petit, qu'elle me prenne dans ses bras, pour pouvoir me blottir tout contre elle. Mais il y a déjà longtemps qu'elle ne s'approche plus de moi.
Avant tout ça, je ne savais pas qu'une mère pouvait être aussi cruelle, que l'amour maternel était moins puissant que la peur. Des contes qu'elle me lisait lorsque j'étais enfant, j'avais retenu qu'une mère se bat bec et ongles pour défendre ses petits. Mais de toute cette énergie, maman ne sait qu'alimenter sa terreur.
Aujourd'hui je n'attends personne. Si peu de gens viennent me voir. Au début il y a eu la famille d'Étienne, puis les visites se sont espacées, à la maison comme à l'hôpital. Je ne leur en veux pas, je sais que l'état dans lequel je suis ravive chez eux des souvenirs trop douloureux. Les derniers temps, même avec tout l'amour que je lui portais, ou justement à cause de cet amour, il m'était à moi aussi, très pénible de venir le voir.
Et puis les autres ont leur vie, qui coule comme le sable entre les doigts. Ou alors ils sont déjà morts.
Mais je me sens un peu mieux. Je me sens même bien assis là, dans la chaleur du soleil, les yeux éblouis de la lumière dorée qui inonde la fontaine.
***
L'hôpital s'appelle l'Hôtel-Dieu. C'est un hôpital reconstruit au XIX siècle sur un modèle hygiéniste. Les longues galeries forment un rectangle et enserrent une cour. Dans la cour il y a un jardin et le long du jardin il y a nous, les bancs.
On nous a repeint en bleu : le bleu du ciel, le symbole de la maternité et la couleur de l'assistance publique.
Je connais chaque histoire de chaque personne qui vient s'asseoir sur mes travées. Ils ne le savent pas bien sûr, mais c'est comme s'ils déposaient leur fardeau près d'eux et le laissaient en partant. Voilà pourquoi, quand ils me quittent, ils se sentent plus léger.
Même elle dont le cœur et le corps sont si lourds. Elle s'assoit doucement, un peu au bord, elle ne se laisse jamais aller complètement, comme si elle craignait de ne pas pouvoir se relever. Je ne suis pourtant pas un de ces fauteuils bas qu'on trouve dans certaines salles d'attente un peu chics et dont on ne peut pas s'extirper sans une disgracieuse contorsion. J'ai du répondant, je sais soutenir et retenir qui se confie à moi.
Mais aujourd'hui j'ai accueilli une autre âme avant la sienne. Une âme dont le souffle de vie est si ténu que je sens à peine la tiédeur de ses paumes posées sur moi. Un corps si frêle qu'il n'occupe qu'une toute petite partie de mon espace. Il reste encore largement assez de place pour elle. Va-t-elle s'y réfugier ? Choisir un autre banc ? C'est qu'elle me prend toujours, moi.
Elle hésite pourtant.
« -Vous voulez vous asseoir ? »
Elle l'a regardé sans rien dire. Elle n'a pas répondu tout de suite à l'invitation.
Je me suis senti vibrer quand il a tapoté le banc avec le plat de sa main osseuse :
« - Venez, je ne prends pas beaucoup de place ! ... »
Elle s'est assise au bout du bout du banc.
« - Je ne suis pas contagieux vous savez. Enfin, pas comme ça en tout cas... »
A la tension de son corps, je percevais son embarras.
« - Ce n'est pas vous, c'est moi.
- Ah ? Vous êtes contagieuse ?
- Non, ce n'est pas ce que je voulais dire.
- Vous vouliez dire quoi alors ?
- Je n'aime pas m'asseoir à côté de quelqu'un. J'ai toujours l'impression d'occuper trop d'espace.
- D'accord. Mais vous n'êtes pas obligée de me tourner le dos quand même. »
J'ai senti qu'elle se détendait un peu. Elle s'est tournée vers lui :
« -De quoi voulez-vous parler ?
- Je ne sais pas, de tout, de rien. J'ai besoin de parler à quelqu'un qui n'ait l'air ni apitoyé, ni dégoûté en me regardant, et qui ne porte pas de blouse blanche non plus. Vous aimez la musique ?
- Oui, beaucoup.
- Moi aussi. Je jouais du saxo dans un groupe de jazz. Avant.
- Le jazz ce n'est pas trop ma tasse de thé...
- C'est pas un problème. Et vous, vous pratiquez un instrument ?
- Malheureusement non. J'aurais adoré jouer du piano. Mais mes parents n'avaient pas les moyens. Je me souviens, quand j'étais petite, chaque jeudi j'accompagnais une copine de classe à son cours, chez une dame qui avait un grand jardin. Ça me changeait de ma cité. Ma copine n'aimait pas y aller, c'étaient ses parents qui l'y obligeaient. Quelle idiote, elle ne se rendait pas compte de la chance qu'elle avait.
- Ben dis donc, pour quelqu'un qui n'avait pas envie de parler... »
Jusqu'à ce jour, je n'avais jamais entendu le son de sa voix.
***
Il a d'abord tourné vers moi une figure émaciée, d'un gris de fer presque bleuté, avec un sourire immense qui lui barrait le visage comme une cicatrice. J'ai eu un petit mouvement de recul, que j'ai immédiatement regretté quand mon regard s'est trouvé englouti dans le lac de ses yeux et que j'ai vu. Derrière le sourire, j'ai lu la supplication, la détresse, comme une prière.
Sa maigreur cachectique lui faisait une silhouette gracile, comme s'il investissait le dernier souffle de son énergie dans la tenue de son maintien. C'est cette allure élégante qui m'a captivée je crois.
Je me suis posée à l'autre extrémité du banc, un peu gênée, resserrée sur mon sac et mes jambes.
C'est lui qui a entamé la conversation. Que faire ? Que dire ? Il avait envie de s'approcher, moi pas. Il avait envie de parler...
Il y avait quelque chose dans sa voix fatiguée, qui m'a empêchée de l'envoyer promener. Quelque chose d'humain, de fragile et de fort à la fois, qui m'a attirée comme un aimant. C'est sorti tout seul, je lui ai répondu.
Puis, quand il me l'a demandé, je me suis retournée pour lui faire face, en m'immergeant de nouveau dans l'océan de son regard.
Et c'est cette étendue d'eau claire, sans arrière-pensée, qui a tout emporté. Mes peurs, mon amertume, le barrage de mes angoisses, tout s'est simplement évacué sous ce flot. J'ai éprouvé de la gratitude pour cette insistance libératrice à communiquer et ça m'a fait du bien.
Tout le temps que le soleil s'est baigné dans la fontaine, nous avons évoqué mille petits riens, des souvenirs d'enfance. Il en avait beaucoup lui. Ses mains s'animaient en parlant et ses joues reprenaient un peu de couleur.
Quand la lumière a commencé à échapper à l'eau, il a frissonné :
« - J'ai un peu froid. Vous voulez bien m'aider à remonter ? »
Jusqu'à ce moment, nous ne nous étions pas approchés l'un de l'autre. Mais là, j'ai bien vu qu'il lui faudrait un bras sur lequel s'appuyer, pour se relever déjà, puis pour marcher et affronter l'escalier.
Il a refusé de prendre l'ascenseur pour quelques marches, mais il avait le souffle court. Alors nous sommes remontés jusqu'à sa chambre, bras dessus, bras dessous, en silence. Dans ce silence, je l'ai aidé à se coucher, et puis, je ne sais pas pourquoi, je suis restée là, un petit moment, avec ses mains glacées dans les miennes. Quand j'ai de nouveau senti un peu de chaleur, je les ai doucement reposées sur le drap blanc. Il avait fermé les yeux, il souriait, paisible. Je suis sortie sur la pointe des pieds en refermant délicatement la porte.
En repartant sur le boulevard, la devanture d'Haagen Das m'a interpelée, comme d'habitude. Je me suis arrêtée un moment devant la vitrine, j'ai vu la dame qui me souriait. Mais je ne suis pas entrée. J'ai continué mon chemin sans me retourner. C'était comme s'il m'avait communiqué un peu de sa légèreté.
***
(La suite au prochain post...)
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