Hier, j'ai vidé mon cœur. Ou plutôt non, j'en ai extirpé toutes les bonnes choses qui y étaient profondément enfouies. C'est à cause d'elle. Elle m'a écouté. Au début j'ai cru que ma vue lui répugnait, mais j'ai vite compris que cette apparente répulsion ne me concernait pas. Quand elle s'est tournée vers moi, j'ai senti qu'elle lisait en moi et moi je voyais aussi toute cette détresse dans ses yeux sombres. Sur ce banc, devant la fontaine, je n'ai pas vu le temps passer. Enfin, je veux dire le temps de l'après-midi parce qu'en quelques heures c'est une bonne partie ma vie qui a défilé dans mes paroles. La bonne partie.
Quand le soleil a commencé à s'enfuir, j'ai dû m'appuyer sur elle pour remonter jusqu'à ma chambre. Elle avait l'air forte, solide, et ce contact m'a fait du bien. Je sentais la chaleur de son bras contre ma peau glacée et quand je me suis couché, elle m'a bordé comme maman quand j'étais petit. Ensuite, elle a eu ce geste incroyable : elle a pris mes mains entre les siennes. Je me suis abandonné à cette chaleur et en fermant les yeux, j'ai revu le sourire d'Étienne, son sourire éclatant d'avant qu'il soit malade. J'ai laissé cette petite fenêtre ouverte dans mes souvenirs pour trouver le sommeil qui me manquait depuis si longtemps.
Ce matin, le médecin a accepté de me laisser rentrer chez moi avec toute une panoplie de nouvelles molécules... Au point ou j'en suis, j'aime mieux me bourrer de petites pilules à la maison que de compter ici les heures qui passent vides de tout sens. Mais j'ai bien compris qu'il me faudra revenir et que la prochaine fois sera aussi la dernière.
J'ai peur.
Je ne suis pas prêt.
***
Je ne me rappelle pas de la première fois.
Pourtant il y a forcément eu une première fois.
Comment ça m'est venu, je ne sais pas non plus. J'ai le vague souvenir d'un article, dans un magazine féminin, qui expliquait que toutes les mannequins font ça pour garder la ligne.
Ce qui est sûr c'est que maintenant que le pli est pris, je tourne en boucle. Je descends à la supérette en bas de l'immeuble. J'entasse dans mon panier les mousses au chocolat, les petits sablés, les barres chocolatées, les fruits secs.
Parfois j'ai terriblement honte. Il n'y a que deux caissières, elles ont forcément repéré mes petites habitudes. Quand je les vois rire, je suis sûre que c'est de moi. Alors pendant quelque temps je marche un peu plus loin, jusqu'à la prochaine enseigne. Ou je fais des provisions à la pâtisserie du boulevard. Je retrouve la supérette, contrainte et forcée, quand je suis dans l'urgence.
Après avoir fait le plein, je remonte dans mon studio. J'ingurgite le tout. Je me regarde en train de m'empiffrer, un peu détachée. Je me vois faire, comme si ce n'était pas moi. Je n'éprouve jamais aucune sensation de satiété. Juste, à un moment, je me sens prête à déborder. Je rejoins les toilettes, je m'attache les cheveux, hop deux doigts au fond de la gorge et ça vient tout seul.
J'ai soif. Je bois. Je nettoie tout. J'aère.
Et puis je recommence.
Jusqu'à ce que je n'en puisse plus. Je reste là, comme exsangue, roulée en boule sur le lit. Et je m'endors. Quand je me réveille, je suis de nouveau moi.
Jusqu'à la prochaine fois.
C'est insupportable.
C'est un peu comme quand nous faisons l'amour. Quelle expression idiote ! Il n'y a aucun amour là-dedans. Quand on s'est rencontrés, il était sympa, mais moi j'avais quelqu'un d'autre en tête. Quelqu'un que j'aimais profondément, tout en sachant qu'il ne m'apporterait ni sécurité, ni fidélité.
Et lui, il était là avec ses fleurs, ses restos à deux balles, son air de chien battu. Je voyais bien qu'il me désirait. Mais j'ai fini par le lui dire que je ne l'aimais pas, que mon cœur, mon esprit, mon corps, étaient tout entiers à un autre. Je me disais qu'on en resterait là. Voilà qu'il s'est mis à pleurer, et éploré, à m'implorer avant de me menacer de se jeter par la fenêtre.
J'avais envie d'ouvrir le battant et de lui crier « saute ! ». Je n'ai pas hésité longtemps : d'un côté l'aventure, la fantaisie, la passion et l'insécurité. De l'autre un type à mes pieds sans pudeur, ni retenue, sans amour-propre, mais avec un solide contrat de travail dont il me vantait sans cesse les mérites rémunérateurs. Je voulais reprendre mes études, j'avais besoin d'un toit au-dessus de ma tête. J'ai dit oui.
Erreur fatale ! Depuis ce moment je fais semblant, partout, tout le temps. Je me sens laide, je me sens dégoûtante. En secret, je me conforme à ces sensations.
Si je pouvais, sous les caresses d'un amant attentif et présent, sentir les contours de mon corps, autant que ceux de mon âme peut-être que tout serait différent. Mais je ne suis qu'objet de désir pour lui et d'abjection pour moi, sans pouvoir, jamais, le dire à personne. Je nous regarde, j'ai honte, j'ai mal, alors je fais comme si ce n'était pas moi. Et je pense à l'autre.
Ça aussi c'est insupportable.
***
Je me rappelle très bien de la première fois.
C'est un souvenir un peu étrange, mais joyeux, qui me fait sourire chaque fois qu'il me revient.
C'était un dimanche soir, à l'internat. Je rentrais le dimanche soir parce que j'habitais trop loin pour arriver à l'heure le lundi matin. Alors je revenais une nuit plus tôt et j'en partais une nuit plus tard. Une demi-journée de transports en commun à chaque fois, pour passer d'une triste banlieue à une autre. Et chaque fois je me demandais si ces aller-retour étaient bien utiles, surtout pour ce que j'avais d'agréable à faire à la maison.
Un dimanche soir donc, j'étais allongé sur mon lit, dans la pénombre, à ressasser toutes sortes d'idées plus ou moins noires, quand la porte s'est ouverte brusquement. C'était le petit rouquin qui était arrivé aux dernières vacances et que tout le monde appelait encore le nouveau. Il s'est approché de moi, sans rien dire. J'étais tellement surpris que je n'ai pas bougé, même quand il a penché sa tête et qu'il m'a embrassé.
Ce fut LA révélation. Alors que tous mes copains de classe se vantaient à tout bout de champ de leurs conquêtes multiples, officieuses ou officielles, sérieuses ou libertines, je restai assez détaché de toutes ces confidences initiatiques plus ou moins fantaisistes. En revanche je m'étais senti, sans vouloir me l'avouer, plus d'une fois troublé par la vue d'un de mes camarades rejoignant la douche en caleçon. Et sur les photos pleine page des magazines d'ados, ce n'étaient jamais les cuisses des chanteuses que je caressai, irrésistiblement attiré que j'étais par les clichés des torses imberbes de jeunes premiers, boostés aux céréales, et harnachés à leur appareil de gonflette favori, le muscle luisant en pleine action.
C'était du reste devant ces images glacées que j'avais connu mes premiers émois solitaires. Je n'en avais jamais parlé à personne. J'avais en effet lu dans une revue très sérieuse, et apparemment bien informée, que le temps de l'adolescence étant celui de la construction de la personnalité, il est bien normal qu'il soit aussi celui des expériences plus ou moins insolites. Je pensais donc que ça allait passer avec le temps jusqu'à ce que mon camarade du dimanche soir pose ses lèvres sur les miennes, m'enflammant instantanément le bas-ventre d'une brûlure délicieuse.
Il m'avait reconnu comme son alter ego mais il su faire durer l'attente et donc le plaisir. Les semaines passèrent à réviser, tout en explorant les recoins sombres, à nous retrouver furtivement dans le parc, pour m'initier à ce nouveau langage et construire jour après jour un répertoire de caresses aussi inédites qu'excitantes. Ce ne fut que la semaine précédant les résultats du bac que, dans la moiteur d'un mois de juin étouffant, je m'abandonnai complètement pour aller jusqu'au bout, sans plus nourrir aucun doute quant à la nature de mes penchants naturels. Et ce fut très bon.
J'ai gardé de ce garçon un souvenir tendre et ému, même si, une fois le bac en poche, je n'ai plus jamais entendu parler de lui sans que cela me fasse souffrir le moins du monde. Il m'avait révélé à moi-même, mais je n'étais pas amoureux de lui. On peut dire cependant que cette première relation est assez représentative de ce que fut ma vie sentimentale les années suivantes : des rencontres, du désir, du plaisir, le tout en cachette, car je vivais encore chez mes parents, qui auraient préféré crever plutôt que de savoir la vérité. Mais aucun attachement. C'était le temps des découvertes, de la liberté et de l'insouciance. De la solitude aussi.
(encore à suivre...)
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