Il tombe
maintenant il tombe souvent
mon frère n'a pas rappelé
c'est son choix
mais c'est triste
je l'accompagne pour chaque geste
je le tiens enlacé
sa tête sur mon épaule
il s'abandonne parfois
il perd connaissance quelques secondes
je pense
"c'est peut-être la dernière fois que je le tiens dans mes bras"
il caresse mes cheveux
s'assure que c'est bien moi
quand il défaille
son regard devient vitreux
"Tu crois qu'il voit ?"
"Combien tu vois de doigts ?"
"trois"
Oui, il voit.
on avance à petits pas
il se tient au mur, aux portes
je peine deux fois plus
il n'a pas confiance en moi
c'est triste de ne pas avoir confiance dans la personne qui te tient
il est glacé
est-ce le froid de la mort
est-ce qu'elle l'enlace elle aussi ?
est-ce que quand je le tiens ça l'empêche d'approcher ?
je lui chante des chansons de la Légion
il met un pied devant l'autre
est-ce que parfois sa peau se souvient de soleil de l'Afrique ?
"Tu t'appelles Rousseel
tu es né rue de la gare à Bruxelles"
les trois mètres du couloir à la chambre
sont comme une marche dans le désert
interminable
le mirage d'une oasis
qui semble s'éloigner à chaque pas
je le recouche
je vais pleurer un peu
je pense à ce livre
la voie du guerrier
je me concentre sur mon souffle
je me sens vivante
je me couche toute habillée
au cas où...
si je l'envoie à l'hôpital maintenant
il restera dans la lumière froide et crue des urgences
des heures
on le casera n'importe où
et il faudra le shooter pour qu'il accepte
je dois tenir jusqu'à demain matin
je ne sais pas pourquoi je le fais
ça me semble mieux comme ça
c'est tout
mon fils
ce héros du quotidien
qui nous suit avec une chaise
me dit : "on ne va pas dormir cette nuit".
Vraiment,
ça me chagrine de lui imposer ça.
Mais les urgences, mon grand, non, je ne peux pas lui faire ça.
Une nuit, dans une vie,
qu'est-ce que c'est ?
Alors que pour lui, ça compte énormément.
Edith Piaf - La fanion de la légion (1954) par moidixmois