lundi 16 juillet 2012

Au champ d'honneur

Il tombe
maintenant il tombe souvent

mon frère n'a pas rappelé
c'est son choix
mais c'est triste

je l'accompagne pour chaque geste
je le tiens enlacé
sa tête sur mon épaule
il s'abandonne parfois
il perd connaissance quelques secondes


je pense
"c'est peut-être la dernière fois que je le tiens dans mes bras"
il caresse mes cheveux
s'assure que c'est bien moi

quand il défaille
son regard devient vitreux
"Tu crois qu'il voit ?"
"Combien tu vois de doigts ?"
"trois"
Oui, il voit.

on avance à petits pas
il se tient au mur, aux portes
je peine deux fois plus

il n'a pas confiance en moi

c'est triste de ne pas avoir confiance dans la personne qui te tient

il est glacé
est-ce le froid de la mort
est-ce qu'elle l'enlace elle aussi ?
est-ce que quand je le tiens ça l'empêche d'approcher ?

je lui chante des chansons de la Légion
il met un pied devant l'autre
est-ce que parfois sa peau se souvient de soleil de l'Afrique ?
"Tu t'appelles Rousseel
 tu es né rue de la gare à Bruxelles"

les trois mètres du couloir à la chambre
sont comme une marche dans le désert
interminable
le mirage d'une oasis
qui semble s'éloigner à chaque pas

je le recouche
je vais pleurer un peu

je pense à ce livre
la voie du guerrier
je me concentre sur mon souffle
je me sens vivante

je me couche toute habillée
au cas où...

si je l'envoie à l'hôpital maintenant
il restera dans la lumière froide et crue des urgences
des heures
on le casera n'importe où
et il faudra le shooter pour qu'il accepte

je dois tenir jusqu'à demain matin
je ne sais pas pourquoi je le fais
ça me semble mieux comme ça
c'est tout

mon fils
ce héros du quotidien
qui nous suit avec une chaise
me dit : "on ne va pas dormir cette nuit".
Vraiment,
ça me chagrine de lui imposer ça.
Mais les urgences, mon grand, non, je ne peux pas lui faire ça.
Une nuit, dans une vie,
qu'est-ce que c'est ?
Alors que pour lui, ça compte énormément.



Edith Piaf - La fanion de la légion (1954) par moidixmois