jeudi 7 juin 2012

Tata Anne-Marie


Les attentats se multipliaient, c'était vraiment la guerre.
On habitait faubourg Fhaiderbe, un appartement loué près de la gendarmerie, refuge bien illusoire.
Dans ce climat de terreur, comme tant d'autres, on a dû choisir entre la valise et le cercueil. Sauf que, des valises, il n'y en avait plus ! Alors on a entassé nos vêtements dans des sacs de blé donnés par mon père.

Les hommes se sont concertés : la priorité, c'était de mettre à l'abri les femmes et les enfants.
Ma sœur Bernadette et son mari Lucien étaient à Ussen–Dey, le casernement des CRS regroupés pour rentrer en France
Alors on est parti, c'était la fin du mois de mai, il faisait déjà très chaud. On s'est retrouvé jetées dans un parc, un camp de transit, derrière un enclos grillagé, gardé par des CRS, seules, sans les hommes. On était bien cinq ou six mille femmes et enfants.
J'étais là, avec mon fils, Gérard, tout nouveau-né, sans eau, sans nourriture, sans tente pendant toute une journée, et toute une nuit à dormir à même la pierre.
Le lendemain matin, vers 10 heures, j'ai entendu des éclats de voix. Un camion de la Croix-Rouge était arrivé et une matrone impressionnante avec sa cravache à la main, s'est heureusement imposée au CRS qui gardait l'entrée : « Ouvrez-moi le camp, sinon je vous massacre ! ». Son assurance a payé : ils ont pu entrer et nous distribuer un bouillon de Viandox, du lait pour les enfants et de l’eau.
C'est un peu plus tard que, comme dans un rêve, j'ai entendu la voix de mon beau-père. Enfin, c'était plutôt la suite du cauchemar, parce que j'ai cru qu'il venait m'annoncer que mon mari Roger était mort. Mais il avait tout simplement apporté une omelette et du pain, et il a dit ces choses terribles « Ils sont en train de massacrer tout le monde, je ne sais pas où sont mes enfants. Je vais au petit lac » avant de partir en courant, comme un voleur.
Pourquoi le petit lac ? Parce que le massacre des Français avait déjà commencé. Le bruit se répandait que plus de 800 personnes avaient déjà disparu et que les rebelles jetaient leur cadavre dans l’eau…. Certains corps remontaient à la surface, flottaient et les familles prenaient le risque de les récupérer au péril de leur vie. Les voitures étaient abandonnées sur le bord des routes avec les clés dessus… L'armée française nous semblait bien indifférente.
Après le départ de mon beau-père, le temps s'est écoulé comme ça, dans la lenteur et dans l'angoisse, jusqu'à 19h30, où des militaires sont venus nous dire : « Vous allez partir en caravelle avec Air-France, mais il n'y a que 850 places ce soir. »
Que faire ? L’armée nous avait distribué au fur et a mesure de notre arrivée des cartons numérotés sur lesquels était apposé le logo d'Air-France. Ils ne donnaient aucune priorité. C’était un moyen d'évaluer le nombre de personnes qui entraient dans le camp.
Galvanisée à l'idée de rester dans ce camp insalubre, j'ai déchiré mes tickets et j'ai dit que je les avais perdus. C'est comme cela que j'ai obtenu une place dans les premiers départs.

En débarquant à l'aéroport de Marignane, j'ai aperçu Manuel, le cousin de mon mari, qui m'a crié « Venez, je vous attends ! » Et en effet, comme il ne connaissait pas la date de notre arrivée, il était venu chaque jour, du soir au matin, et du matin au soir, avec un panneau et nos noms dessus. Le visage grave il m'a dit : « Je pense que mes cousins sont a l’abri même si nous n’avons pas de nouvelles. » J'avais besoin de le croire de toute façon.
Tu ne peux pas savoir ce que ça m'a fait de voir des équipes de la Croix-Rouge avec des langes propres. J'ai enfin pu changer et nettoyer mon fils. C'est là, dans les toilettes, que j'ai craqué. J'ai pleuré toutes les larmes de mon corps.
Heureusement, quand un type d'Air-France est venu me demandé le prix des vols en Caravelle, j'avais retrouvé tous mes moyens, et je n'ai pas lâché un centime des 800 francs que papa m'avait donnés : « Je ne vous donne aucun argent On n'a pas demandé à partir. » Il n'a pas insisté, et on est parti chez le cousin.
Cet homme, Manuel Soler, hébergeait déjà une cinquantaine de personnes chez lui, que des familles éclatées, séparées, installées sur des lits de camp militaires.
Mes parents sont arrivés chez Manuel aussi, mais seulement pour faire halte. Ils sont repartis en Dordogne chez ma sœur Bernadette, ou plutôt chez ses beaux-parents, dans une maison du village de Pont-St- Mamet.
On n'avait toujours aucune nouvelle des hommes, quand ma nièce, la fille de Manuel, nous a téléphoné : « On les a retrouvés ! Ils sont à Toulouse ! »
C'est que, hasard incroyable, le train de mon père, qui partait de Marseille sur Toulouse, avait croisé celui de Roger et de son frère Pasqual, lequel circulait en sens inverse, Toulouse- Marseille. Quand papa l’a vu, là, dans le train en face de lui dans la gare de Toulouse il a crié : « Il n’est pas mort ! Ils ne sont pas morts ! »
En fait, les hommes s'étaient cachés dans notre cabanon de Port-aux-Poules, entre le Oran et Arsew, à environ une centaine de kilomètres de Mascara. Ils projetaient de fuir le soir même sur un bateau de pêche, vers l’Espagne ! Leur plan s'est trouvé légèrement contrarié quand ils ont senti les canons de deux mitraillettes sur le ventre :
- « Qui êtes vous ?! 
- Ben, les propriétaires de ce cabanon ! »

C'était devenu un repère de l'OAS, qui occupait les lieux depuis un certain temps déjà ! 
Mais finalement ça a joué en leur faveur : ils ont procuré des faux papiers aux deux hommes qui, grâce aux faux tampons de la préfecture ont pu remonter sur l’aéroport de la Senia à 25 kilomètres de là, pour embarquer sur un vol pour Toulouse.

J’ai retrouvé Roger en gare de Marseille avec son frère, dans un état... comment dire ? Liquéfiés mais heureux. Ils portaient une barbe à la Che Gevarra, et qu'est-ce qu'ils sentaient mauvais !
Dans leur yeux j'ai pu lire toute la détresse des scènes d'horreur qu'ils avaient dû voir. Mais là-dessus, on a gardé le silence : on n'a jamais reparlé de ces moments là ! Trop dur, trop de douleurs.

On avait échappé à la mort, c’est ce qui comptait.
C'est bien qu'on puisse l'évoquer longtemps après.


Ce n'est que cinq mois plus tard qu'on a retrouvé notre unique bien roulant, une 404 Peugeot, pleine de nos affaires, y compris mon trousseau de mariage, débarquée à … Dunkerque !
Elle avait été embarquée au port d'Oran, par un contact qu'avait dégoté mon mari, Inch Allah si elle arrivait ou non...
Propos recueillis à la cousinade 2011


1 commentaire:

Barbara a dit…

encore beaucoup trop de non-dits d'abnégations ,de secrets, de paroles ,de vies, d'horreurs de souffrances
tues dans ce moment de notre histoire

très importante communauté d'harkis (et beaucoup de rapatriés ) dans mon ancien village m'ont ouvert un peu du voile et amené à m'y intéresser

le téléfim "Harkis"(avec Smaïn) a d'ailleurs été tourné en partie là avec comme figurants et qq rôles les gens du village j'ai appris beaucoup