Les petits cailloux, que des promeneurs indélicats jettent dans l'eau de notre existence, troublent notre fontaine, y font des ronds qui s'entrechoquent parfois violemment, et qui rongent, comme seule l'eau sait le faire, nos cœurs
même lorsqu'ils se font de pierre.
J'avais quatre ans
il m'a fait asseoir sur ses genoux
et m'a demandé de toucher son sexe,
en guidant ma main et en me murmurant des mots d'apaisement
des mots pour dire que c'était une chose normale.
A trente ans,
moi qui n'ai quasiment aucun souvenir d'enfance
je me suis rappelée
comme si ça c'était produit la veille
le canapé rouge et noir, la peinture sur le mur
mon petit frère qui dormait dans sa chambre pendant que mes parents étaient au cinéma
et
du renflement de son pantalon
de la chaleur intérieure
de ce "
Non" énorme qui envahit la poitrine
et asphyxie avant d'avoir pu prendre son dans un cri.
Je n'ai rien dit à mes parents.
Pas besoin d'expliquer pourquoi, c'est dans tous les bouquins qui en parlent.
Quelques années plus tard
très jeune ado
seins surgis d'on ne sait où
et règles brutales le mois suivant l'accident de ma mère
j'étais dans la cuisine chez mes grands-parents
on y faisait sa toilette près de la cuisinière à bois,
il n'y avait pas de salle de bains.
Mon grand-père est entré, m'a attrapée,
et à essayé de m'embrasser en disant "
on va s'en payer une bonne tranche".
Je me suis débattue,
il a fini par me lâcher,
et s'est passé la main sur le front comme s'il reprenait ses esprits.
On n'en a jamais parlé
et je n'ai rien dit à ma grand-mère.
Elle aurait dit que j'étais vicieuse comme ma mère...
Une première chose difficile avec ces petits cailloux, c'est la brume qu'il y avait, le jour où ils ont été lancés. On ne se souvient plus très bien,
ni de l'avant,
ni de l'après.
S'est-il passé quelque chose de plus terrible que notre mémoire a occulté ?
Faire la part du fantasme et de la réalité, voilà ce qui m'a rongée pendant des années, et m'a empêchée de vivre
Parfois les gens sont morts, quand on est prêt à en parler, on ne peut plus le faire avec eux.
Où alors ils sont encore là, mais on n'a pas envie de tout casser autour d'eux.
Parce que, une fois effacé l'envie de vengeance, et de faire souffrir comme on a souffert, qui nous entrave et nous sape, il ne reste que la nécessité vitale d'en finir avec tout ça.
Il arrive qu'on pense à en finir tout court, parce que ce petit caillou nous attaque la peau et le sommeil aussi durement que le petit pois sous les vingt matelas et les vingt édredons de la princesse. Et qu'on n'a pas envie d'avoir mal comme ça tout le temps.
Mais si on a mal, c'est qu'on est vivant, et la vie, c'est bon.
Heureusement, elle reprend souvent le dessus. Boris Cyrulnik appelle ça la résilience, et j'aime beaucoup ce mot. Il tinte.
Peut-être que
ce qui s'est passé
ou pas
ça ne compte pas vraiment.
Peut-être que
ce dont on se souvient, ces petites choses,
c'est suffisant.
Je veux dire qu'elles sont LA réalité, la seule à laquelle on puisse se fier.
Ce que je crois profondément, c'est que ces ronds dans l'eau de l'innocence, troublent gravement la sécurité de base, en altérant la confiance dont on devrait pouvoir investir l'adulte responsable de notre intégrité.
Le fait qu'il nous ait donné à voir, et à sentir un aspect malsain de sa sexualité, même sans aller jusqu'au viol C'EST grave.
Il me semble même qu'essayer à tout prix de se souvenir de quelque chose de plus grave encore, revient à minimiser l'effraction dans notre intimité.
Un jour
j'étais avec une copine dans la salle de bains,
elle venait de donner le bain à sa petite fille,
et jouait avec elle
et tout d'un coup
en rigolant,
elle lui a légèrement pincé les tétons.
Je me souviens du regard de la petite fille,
très gênée, et un peu affolée.
Parfois,
je vois des parents qui embrassent leurs enfants sur la bouche
et là, c'est moi qui suis gênée,
je trouve cela terriblement déplacé.
Voir le mâle partout, je crois que ça me restera toujours. Il y a des choses qu'on ne peut pas changer. Autant les accepter.
Justement,
le temps passait
je vieillissais en explorant vainement le passé, sans rien trouver
et en espérant un futur réparateur bien aléatoire.
Un jour
j'ai décidé d'en finir vraiment,
c'est-à-dire de vivre dans le présent.
Pour mon grand-père, c'était trop tard.
Mais la vie m'a permis de dire à l'autre ce dont je me souvenais.
Le catalyseur, c'est drôle
ça a été sa propre insistance à savoir ce qui justifiait ma froideur à son égard.
Il a émis un tas d'hypothèses, et là
j'ai bien vu qu'il n'avait pas la conscience tranquille,
et pas que pour ça.
Alors j'ai décrit le tableau accroché au pan le plus sombre de ma mémoire.
Rien de plus
et rien de moins.
Il a blêmi, sidéré.
Il était très étonné.
Et quand il s'est indigné :"
Non, ce n'est pas possible, je n'ai pas pu faire quelque chose comme ça. Je ne suis pas comme ça", j'ai été traversée d'un doute fugace et douloureux.
Cette phrase ça pouvait être la réalité.
Ou sa réalité. J'étais si petite, comment aurais-je pu me souvenir, alors que lui avait presque oublié ?
Je me suis arc-boutée à deux choses.
Cette phrase de ma Cécile, "
Surtout n'attend rien"
et le souvenir.
Alors j'ai répondu :"
Je comprends. Mais moi, je m'en souviens. Alors ça s'est produit. Si déjà, tu peux rester là à écouter, c'est bien. Je te pardonne. Pour moi, c'est terminé."
Et ça l'était.
Pour un peu de légèreté, des chansons de petits cailloux :
Edit : ce que je crois aussi, c'est qu'il y a des familles où ce truc malsain, qui consiste à porter la main sur une sœur, un enfant, un peu à la rigolade, ou à associer un gamin à son intimité, circule de génération en génération.
Je me suis demandée, dernièrement, pourquoi ma grand-mère maternelle a pleuré et chanté toute sa vie avec nostalgie l'un de ses deux demis-frères partis sans retour à la guerre à Cuba.
Ce poids inconscient de la mémoire familiale, est-ce lui qui fait qu'un frère se glisse dans le lit de sa sœur ? Qu'un oncle initie une nièce aux attouchements ?