samedi 18 octobre 2025

Mes meilleures vies

Nous marchions dans la fraîche lumière dorée d'un samedi d'octobre, en faisant crisser les feuilles sous nos pas qui éclataient, ici et là, les abondantes bogues de châtaignes. J'ai eu envie de fixer cette image et je me suis arrêtée pour le photographier, tandis qu'il continuait d'avancer dans le chemin creux.

J'ai pensé : "je vis ma meilleure vie".

Cet automne breton est, jusqu'à maintenant, sous le signe d'un soleil déclinant mais encore très doux à son zénith.

Matins et soirs refroidissent. Chez moi, pas encore de chauffage, chez lui déjà, il faut lutter contre la sournoise humidité des bois, qui fait frissonner dès que l'on entre dans la maison, où, heureusement, je ne vis plus. Elle sera bientôt vendue apparemment, et il pourra écrire un nouveau livre. Il a fait un impressionnant chemin pour passer du déni à la réalité, en cessant de se laisser paralyser par la peur. Et finalement, il a eu une proposition. 

De mon côté, je vais redéménager. Déjà ? Oui... mais toujours un rez-de-chaussée au calme, dans le même bourg, dix mètres carrés de plus, soixante euros de moins, des placards partout, un garage pour la voiture, mon vélo chéri, mes affaires de camping, une petite terrasse, un bout de jardin où je ferai ce que je voudrais. Et des propriétaires sympathiques et droits. En réalité, depuis ma première semaine ici, du moment où mon bailleur m'a dit : "arrêtez de nous faire chier et de nous casser les couilles, si vous n'êtes pas contente cassez-vous et donnez votre préavis, il y a dix candidats derrière la porte", j'ai commencé à chercher ailleurs. Pendant que son karma le rattrapait et qu'il perdait trois mois de loyer avec deux autres appartements sur les bras, je me suis dit que la chance serait avec moi. La vie (et le bouche à oreilles) m'ont exaucée. J'espère que ça va continuer et que tout va bien s'aligner pour que je récupère ma caution et qu'il reloue avant la fin de mon préavis début janvier (sachant que je déménage début décembre). C'est sa femme qui s'en occupe, elle semble correcte, et surtout elle aura peut-être compris qu'il ne faut pas attendre le dernier moment pour chercher, compte-tenu des précédents avertissements de l'univers.

Pourquoi je raconte tout ça ?

Parce qu'en réalité ce n'est pas la première fois que je vis ma meilleure vie. Et pas la dernière j'espère.

Chaque fois que je réalise combien m'est précieux chaque moment de mon existence, quelle chance j'ai d'avoir un toit sur ma tête, de manger correctement, de passer du temps avec les gens que j'aime, de voir du pays, de vivre des aventures plus ou moins insolites, ou au contraire un quotidien léger, je qualifie cette prise de conscience de "ma meilleure vie".

Cette vie, elle a commencé par le pire. Être une enfant de remplacement, être violée petite fille, voir ma mère fracassée après un accident de la route, la solitude, l'insécurité matérielle et affective, la précarité, la faim, la détresse, le travail trop tôt... Il y a pire c'est certain, mais ce fut tout de même beaucoup de souffrance, et il m'en reste toujours quelque chose, de tapi là dans l'ombre, dont je ne suis pas libérée. Le serai-je jamais ? Je pense sincèrement que non. Les épisodes difficiles sont à leur place certes, dans le passé. Néanmoins la justice des hommes jamais ne me reconnaîtra comme victime dans ma chair et dans mon âme et un prédateur aura tranquillement, vécu aussi sa meilleure vie, probablement en assassinant, en toute impunité, d'autres petites proies.

Alors ces portions de bonheur, de liberté, de confort goûtent la saveur très particulière du pot de confiture chipé dans le placard. Elles sont un baume sur une plaie sournoise qui ne se referme jamais vraiment, une brûlure soudaine et récurrente, avec laquelle nous vivons aussi pendant nos meilleures vies.




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