Hier soir,
j'avais à peine parcouru les premières pages du dernier Volodine,
j'ai entendu les grues passer.
J'ai fermé le livre, j'ai fermé les yeux,
et je me suis endormie,
petit point à sa place dans le grand ordre de l'univers,
où,
quoi qu'il arrive dans ma vie,
les grues partent et reviennent.
Il y a toujours quelque chose de plus grand que nous.
Ce matin,
en déjeunant devant le jardin gelé
je me suis demandée quelle est la VRAIE raison de ma démission de mon école du mercredi.
La liste des griefs à l'égard de mon nouveau collègue commence à être longue comme le bras,
parce qu'il y a incompatibilité de posture entre nous, et qu'au final, chaque petit détail, insignifiant en soi, devient absolument insupportable.
Au départ, l'agacement d'être payée épisodiquement parce que les les feuilles d'heures ne sont pas envoyées à temps, puis la communication des informations hebdomadaires avec plus d'un mois de retard, un poste auquel je n'ai pas pu candidater, des dates d'examen zappées, ... Les propositions répétées d'aide restées sans réponse. Jusqu'à, sans complexe, des exigences urgentes à honorer pendant les vacances.
A l'arrivée, les mauvaises pensées qui me traversent, qui me font me demander quel est le bénéfice de cette tension ? La possibilité de récupérer mes heures pour justifier une demande de mi-temps bien planquée ?
Quand je commence à me poser ce genre de questions, je sens qu'elles sont guidées par une intuition bien souvent justifiée, ce petit faisceau d'indices qui fait clignoter la petite lumière orange dans ma tête.
Mais je sais aussi que je verse assez rapidement dans l'interprétation paranoïaque de tout et n'importe quoi, et que ce n'est pas bon pour moi.
Il était donc temps de partir.
Ce n'était pas une décision facile. Cet argent, j'en ai besoin. Mais depuis que j'ai décidé de vendre ma voiture, je sais que je pourrai m'en passer.
J'aimais aussi beaucoup ce qu'était devenu le climat de travail avec mes collègues surveillants, les formations dont je bénéficiais et qui me permettaient de progresser. L'établissement est en train d'être rénové, et même si ça crée inévitablement des difficultés, je voyais bien que c'était l'occasion de donner une impulsion nouvelle à nos actions.
Mais mercredi dernier, quand je suis partie, la feuille des heures de novembre était toujours posée dans le bureau, au milieu des plâtras des travaux,
alors j'ai attendu encore un peu pour être sûre,
et puis vendredi, j'ai envoyé ma lettre de démission,
sans donner de raison,
parce que je ne trouve pas élégant de baver sur un collègue qui n'a pas les mêmes priorités que moi.
Inconsciemment, j'avais certainement fantasmé que la hiérarchie se pencherait sur le cas et essaierait de me retenir. Mon ego parfois a un peu tendance à se la péter.
Heureusement, ma part méditative, celle qui aime écouter les grues dans la nuit,
sait que ma décision sera respectée sans se poser de question. Et que c'est mieux.
Car, la vérité c'est que si je voulais faire à mon idée,
il me suffisait de prendre le poste quand on me l'a proposé (coucou mon ego, te revoilà...)
et que maintenant, je ne peux pas me plaindre que ça n'aille pas assez vite pour moi
(ça ne va JAMAIS assez vite pour moi).
La vérité c'est que j'ai envie de respirer,
de prendre la tangente,
d'aller faire un tour de lac le mercredi après-midi.
La vérité c'est que je veux vivre,
et suivre les grues où elles me mènent.
Mon camp de base est désormais la Bretagne des bois. Dans le Bourbonnais je m'étais réparée. Ici je veux m'épanouir. Ce n'est pas toujours facile. Allées et venues du quotidien de Madame Nicole en pays Pourlet.
Affichage des articles dont le libellé est Coline en prison. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Coline en prison. Afficher tous les articles
mardi 23 décembre 2014
mercredi 18 juin 2014
Shit day
Aujourd'hui, c'était vraiment une journée de merde.
7h20 sms de mon fils, en route pour son bac de français, "Isis s'est fait percuter par une voiture".
Je m'habille, je sors, elle est là raide morte sur le bas-côté.
Sanglots.
Elle ne viendra plus se blottir contre moi en ronronnant, le soir dans le fauteuil.
Je suis désolée aussi que ce soit lui qui l'ait trouvée.
J'appelle le cantonnier. J'ai pas envie de l'enterrer, et pas envie non plus qu'elle reste là.
9h00 Bonne séance à la maison d'arrêt, mais j'ai deux élèves un peu fatigants en fin de matinée. Un qui me parle comme si j'étais sourde, l'autre à qui il faut expliquer que je ne tutoie personne et que personne ne me tutoie.
Et puis la classe est d'une saleté chaque semaine plus évidente. Les PC sont recouverts de poussière.
11h30, je réclame un chiffon, je nettoie, et les tables aussi. Derrière les ordis c'est noir et collant. Je rapporte le tout à l'auxi, qui m'engueule, vu qu'il sort dans 8 jours et que le lavabo a débordé cette semaine et qu'il a dû éponger. Bref, j'écope.
12h00 A la sortie de l'épreuve du bac, Victor Hugo doit faire des loopings dans sa tombe. Mais mon fils semble avoir assuré. En tout cas un peu mieux que les illettrés qui, sur Twitter, taillent un costard en jersey à ce misérable poète de la Rome antique...

14h00 J'y retourne. Dans la détention, le surveillant se barre énervé, je ne sais pas pourquoi. Mais une heure après, je repars très agacée, et sans avoir vu aucun détenu. Une heure d'argent public dépensé pour rien. J'ai eu le temps de corriger le texte que m'avait laissé un élève ce matin. J'ai eu bien le temps même.
J'ai besoin d'un câlin. Un gros.
15h30 Je m'en remets une couche : je passe à la MAIF, qui doit rembourser une dent à mon fils aîné. Un vieux sinistre du temps où il était au collège, et qui attendait de se solder avec une prothèse définitive à l'âge adulte. Souci, moi j'ai un dossier, eux non. Ça fait trois fois qu'on y va, aujourd'hui les lignes bougent vraiment : le régleur me promet une solution dans ... trois semaines.
Le temps de retrouver le dossier.
Qu'ils cherchent depuis avril.
C'est quand déjà l'échéance de TOUS mes contrats ?
16h00 L'orage s'annonce. "Tu peux rentrer le linge en vitesse ?"
"Non, je trouve pas mes chaussures."
Arrgh !
Mais maintenant le soir s'annonce,
la première soirée sans elle.
Je ne suis plus fâchée, mais je suis triste.
7h20 sms de mon fils, en route pour son bac de français, "Isis s'est fait percuter par une voiture".
Je m'habille, je sors, elle est là raide morte sur le bas-côté.
Sanglots.
Elle ne viendra plus se blottir contre moi en ronronnant, le soir dans le fauteuil.
Je suis désolée aussi que ce soit lui qui l'ait trouvée.
J'appelle le cantonnier. J'ai pas envie de l'enterrer, et pas envie non plus qu'elle reste là.
9h00 Bonne séance à la maison d'arrêt, mais j'ai deux élèves un peu fatigants en fin de matinée. Un qui me parle comme si j'étais sourde, l'autre à qui il faut expliquer que je ne tutoie personne et que personne ne me tutoie.
Et puis la classe est d'une saleté chaque semaine plus évidente. Les PC sont recouverts de poussière.
11h30, je réclame un chiffon, je nettoie, et les tables aussi. Derrière les ordis c'est noir et collant. Je rapporte le tout à l'auxi, qui m'engueule, vu qu'il sort dans 8 jours et que le lavabo a débordé cette semaine et qu'il a dû éponger. Bref, j'écope.
12h00 A la sortie de l'épreuve du bac, Victor Hugo doit faire des loopings dans sa tombe. Mais mon fils semble avoir assuré. En tout cas un peu mieux que les illettrés qui, sur Twitter, taillent un costard en jersey à ce misérable poète de la Rome antique...

J'ai besoin d'un câlin. Un gros.
15h30 Je m'en remets une couche : je passe à la MAIF, qui doit rembourser une dent à mon fils aîné. Un vieux sinistre du temps où il était au collège, et qui attendait de se solder avec une prothèse définitive à l'âge adulte. Souci, moi j'ai un dossier, eux non. Ça fait trois fois qu'on y va, aujourd'hui les lignes bougent vraiment : le régleur me promet une solution dans ... trois semaines.
Le temps de retrouver le dossier.
Qu'ils cherchent depuis avril.
C'est quand déjà l'échéance de TOUS mes contrats ?
16h00 L'orage s'annonce. "Tu peux rentrer le linge en vitesse ?"
"Non, je trouve pas mes chaussures."
Arrgh !
C'est donc une journée de merde, une vraie.
Et il faut que je me trouve d'urgence 3 kifs avant ce soir,
si je ne veux pas me coucher contrariée.
Partager un moment avec G., qui vient de décider de partir quelques jours en juillet sur le chemin de St Jacques.
Prêter ma vielle d'étude, qui n'a pas vu le jour depuis deux ans, à N. qui a envie de commencer.
Cueillir la première salade du jardin. Enfin, la première que les limaces n'ont pas boulottée...
Mais maintenant le soir s'annonce,
la première soirée sans elle.
Je ne suis plus fâchée, mais je suis triste.
mercredi 12 mars 2014
Le mercredi, des fois, c'est yummy aussi # 19
Le deuxième meilleur jour de l'année,
après celui où on respire enfin à laisser la porte du jardin ouverte toute la journée,
c'est quand on peut enlever ses chaussettes,
et se dire que ce sera comme ça jusqu'en octobre.
C'est quand je demande à Franzouski de rentrer les quatre planches que je viens d'acheter
et qu'il me répond : "Je pourrais avancer la voiture non ?".
Que, pour la première fois,
je lui tends les clés de Berlingo chéri.
Et que je réalise que, oui, il a vraiment eu son permis vendredi...
(Et que je prends sur moi pour ne pas l'espionner pendant qu'il manœuvre dans la cour.)
Et c'est aussi quand,
mes séances de lecture marchent vraiment bien avec les voyageurs.
Juste, aujourd'hui,
j'ai fabriqué cette fiche
Et j'avoue, j'ai eu un doute ...
confirmé pendant la séance.
On arrive à la dernière illustration.
Il la barre au crayon, et il me dit : "Ah non, je n'écris pas ça !"
J'étais occupée à aider son cousin, qui suait à grosses gouttes sur un autre texte où il fallait élucider des reprises anaphoriques.
Je me retourne.
Il insiste : " - Celui-là, c'est vous qui l'écrivez.
- Ok, mais vous trouvez le mot dans le texte et vous me l'épelez."
Dans le deuxième exercice,
il faut compléter le texte de closure avec les mots du premier.
Rebelote.
Je lui dis : "Bon, j'écris, mais vous m'épelez. Moi je m'en moque, je n'ai pas peur".
Alors il me reprend le crayon, et il écrit D-I-A-B-L-E.
Au moment de partir, il prend un feutre.
"Je vais le recouvrir, qu'on ne le voit plus."
Je vois bien qu'il n'a pas l'intention de repartir en cellule avec celui qu'il ne faut pas nommer.
Alors je prends les ciseaux, je découpe, et je lui dis :"Mettez-le à la poubelle".
Et lui, il retrouve le sourire, et il range dans sa pochette plastique, la feuille rognée.
Vade retro, Satanas !
Libellés :
Classe en sac,
Coline en famille,
Coline en prison,
yummy
jeudi 16 mai 2013
Sauvageon
"- Moi madame, j'arrive pas à trouver de boulot.
Dès qu'ils voient mon nom, les gens, ils veulent même pas me voir.
J'l'ai dit au juge, hein, de toutes façon, moi je resterai au chômage toute ma vie.
- Au chômage ?
- Non madame, un sauvage -il ne prononce pas correctement, chuinte les s et les j, équalize les u comme des i, nasalise tous les an/on/in dans le même son- un sauvage vous voyez. Toute ma vie je resterai un délinquant.
- Mais enfin, vous ne pouvez pas dire ça. Vous avez quel âge ?
- Vingt ans.
- Vingt ans, ce n'est rien. Vous n'êtes même pas fini. Vous pouvez changer beaucoup de choses encore.
- Non madame. C'est quoi ce monde, où on ne peut pas être comme on est ? Les gens, ils ont peur de moi, et moi, ils me font peur aussi. J'aime mieux rester à part, pas me mélanger. On est comme des sauvages de la forêt"
Je me sens touchée par la profondeur de cette phrase "ils ont peur de moi, et moi ils me font peur".
Je n'ai jamais entendu ça de la bouche d'un détenu, et encore moins d'un qui ne sait ni lire, ni écrire.
- Mais enfin, délinquant toute votre vie, c'est pas un projet ça. Déjà vous serez en état de récidive, vous prendrez des peines de plus en plus lourdes, de plus en plus longues ; ça doit être insupportable d'être enfermé tout le temps, non ?
- Ah ben non. Je suis pas malheureux en prison moi. J'ai du boulot déjà. Et puis, il y a des règles, je les respecte, on me laisse tranquille. Non, franchement, j'aimerais mieux être dehors c'est vrai, mais je suis bien ici. Non, je ne suis pas malheureux en prison. Je m'adapte. Les animaux, ils s'adaptent bien, pourquoi pas nous ?
L'autre proteste : "ah non, moi je suis pas bien, j'ai pas ma femme, mes gosses, ma famille, j'ai besoin de les serrer contre moi." Il dit ça en refermant ses deux bras dans une étreinte câline.
Et c'est vrai que n'est pas la première fois que je remarque ça, cette façon qu'ils ont de manifester leur affection pour leur famille, d'exprimer facilement l'odeur des leurs, la chaleur et le contact qui leur manquent. Ils le font avec des gestes d'enfant, d'une manière presque animale, une sorte d'évidence naïve que beaucoup d'hommes hésiteraient à exprimer ainsi.
Mais le premier, il insiste :
"- Moi j'ai pas encore de femme, alors je m'en fous d'être ici. Vous savez, nous, on voudrait juste un boulot pour vivre. Mais puisque c'est pas possible, ben on se débrouille, et puis on va en prison, c'est comme ça. En plus, moi, j'ai la foi, je crois en Dieu, ça m'aide. Pas la foi de l'église hein, juste la foi. Je crois, c'est tout ; si on a du cœur, du courage, c'est moins difficile."
Les gitans, c'est vrai, ils sont souvent à part. En détention, comme dans la vie, on ne les mélange pas. On les mets en cellule avec d'autres gitans, et c'est rare qu'ils posent des problèmes. Ils ont leur langue, leurs codes, tournent ensemble à la promenade.
Et finalement, moi aussi j'ai intégré cette singularité : au lieu de les associer à des groupes en fonction de leur niveau, je les appelle ensemble, quitte à gérer l'hétérogénéité. Ils n'aiment pas montrer aux gadjés qu'ils ne savent pas lire, et puis ils aiment bien travailler sur des sujets qui leur parlent, des contes manouches, le planisphère, les pays.
"- C'est quoi ça madame ?
- C'est le Maroc, l'Afrique du Nord.
- Et l'Espagne, elle est où ? Son compagnon pointe un index vers la péninsule ibérique.
- Lisez moi les noms s'il vous plaît.
- Séville, Barcelone, Bilbao, l'Andalousie, la Catalogne, le Pays-Basque.
- Moi, je veux aller voir ça. L’Espagne. Oui, faut que j'y vais."
Ses yeux brillent.
C'est drôle qu'il soit focalisé comme ça sur l'Espagne.
A force de travailler avec eux,
et de me creuser le ciboulot pour tenter de les intéresser,
j'ai commencé à saisir pas mal de leurs difficultés,
à commencer par le fait que le français ne soit pas leur langue maternelle,
ce qui explique probablement que certains aient autant de mal à apprendre à lire.
Ce n'est pas pour autant que j'ai des solutions.
" - Vous savez madame, moi je viens au cours parce que j'aime bien. Mais j'apprendrai jamais à lire. Je veux vivre à l'ancienne;
- A l'ancienne ? Mais à l'ancienne, ça voudrait dire reprendre la route, aller où il y a du travail. Il y a encore beaucoup de voyageurs qui font ça : ramonage des cheminées l'été, bûcheronnage l'hiver... Mais vous, vous êtes sédentarisés, ça me paraît difficile que vous viviez à l'ancienne, surtout ici où il n'y pas pas de travail.
- Ouai, madame, c'est bien ce que je dis : à part, et à l'ancienne. Pas besoin de savoir lire. Des sauvages de la forêt je vous dis, c'est ce qu'on est."
Longtemps, je me suis figurée que, pour eux, les barreaux, les portes fermées, c'est encore plus insupportable que pour les autres.
Mais je commence à changer d'angle de vue, et à comprendre que la prison peut être intégrée logiquement à un parcours de vie
Qu'ils ont une forme de liberté intérieure, qui leur fait accepter dans une sorte de fatalisme, ce qu'ils ne peuvent pas éviter.
" - Vous savez pourquoi je suis ici ? Parce que je ne me suis pas présenté au contrôle judiciaire.
- Juste pour ça ? Mais vous avez pris cher, cinq mois, c'est beaucoup.
- Ah, mais ça c'est parce que j'avais un sursis qui est tombé.
- Ok, mais pourquoi vous n'y êtes pas allé au contrôle ?
- J'ai pas le permis, pas de voiture, j'habite loin de tout, je peux pas y aller. Mais franchement, c'est bien comme ça vous savez.
- Je ne comprends pas.
- Ben si, regardez : je fais ma peine, je leur dois plus rien. Je sors : plus de contrôle, plus d'obligation de travailler, que de toute façon je trouve pas de travail. Voilà."
Dès qu'ils voient mon nom, les gens, ils veulent même pas me voir.
J'l'ai dit au juge, hein, de toutes façon, moi je resterai au chômage toute ma vie.
- Au chômage ?
- Non madame, un sauvage -il ne prononce pas correctement, chuinte les s et les j, équalize les u comme des i, nasalise tous les an/on/in dans le même son- un sauvage vous voyez. Toute ma vie je resterai un délinquant.
- Mais enfin, vous ne pouvez pas dire ça. Vous avez quel âge ?
- Vingt ans.
- Vingt ans, ce n'est rien. Vous n'êtes même pas fini. Vous pouvez changer beaucoup de choses encore.
- Non madame. C'est quoi ce monde, où on ne peut pas être comme on est ? Les gens, ils ont peur de moi, et moi, ils me font peur aussi. J'aime mieux rester à part, pas me mélanger. On est comme des sauvages de la forêt"
Je me sens touchée par la profondeur de cette phrase "ils ont peur de moi, et moi ils me font peur".
Je n'ai jamais entendu ça de la bouche d'un détenu, et encore moins d'un qui ne sait ni lire, ni écrire.
- Mais enfin, délinquant toute votre vie, c'est pas un projet ça. Déjà vous serez en état de récidive, vous prendrez des peines de plus en plus lourdes, de plus en plus longues ; ça doit être insupportable d'être enfermé tout le temps, non ?
- Ah ben non. Je suis pas malheureux en prison moi. J'ai du boulot déjà. Et puis, il y a des règles, je les respecte, on me laisse tranquille. Non, franchement, j'aimerais mieux être dehors c'est vrai, mais je suis bien ici. Non, je ne suis pas malheureux en prison. Je m'adapte. Les animaux, ils s'adaptent bien, pourquoi pas nous ?
L'autre proteste : "ah non, moi je suis pas bien, j'ai pas ma femme, mes gosses, ma famille, j'ai besoin de les serrer contre moi." Il dit ça en refermant ses deux bras dans une étreinte câline.
Et c'est vrai que n'est pas la première fois que je remarque ça, cette façon qu'ils ont de manifester leur affection pour leur famille, d'exprimer facilement l'odeur des leurs, la chaleur et le contact qui leur manquent. Ils le font avec des gestes d'enfant, d'une manière presque animale, une sorte d'évidence naïve que beaucoup d'hommes hésiteraient à exprimer ainsi.
Mais le premier, il insiste :
"- Moi j'ai pas encore de femme, alors je m'en fous d'être ici. Vous savez, nous, on voudrait juste un boulot pour vivre. Mais puisque c'est pas possible, ben on se débrouille, et puis on va en prison, c'est comme ça. En plus, moi, j'ai la foi, je crois en Dieu, ça m'aide. Pas la foi de l'église hein, juste la foi. Je crois, c'est tout ; si on a du cœur, du courage, c'est moins difficile."
Les gitans, c'est vrai, ils sont souvent à part. En détention, comme dans la vie, on ne les mélange pas. On les mets en cellule avec d'autres gitans, et c'est rare qu'ils posent des problèmes. Ils ont leur langue, leurs codes, tournent ensemble à la promenade.
Et finalement, moi aussi j'ai intégré cette singularité : au lieu de les associer à des groupes en fonction de leur niveau, je les appelle ensemble, quitte à gérer l'hétérogénéité. Ils n'aiment pas montrer aux gadjés qu'ils ne savent pas lire, et puis ils aiment bien travailler sur des sujets qui leur parlent, des contes manouches, le planisphère, les pays.
"- C'est quoi ça madame ?
- C'est le Maroc, l'Afrique du Nord.
- Et l'Espagne, elle est où ? Son compagnon pointe un index vers la péninsule ibérique.
- Lisez moi les noms s'il vous plaît.
- Séville, Barcelone, Bilbao, l'Andalousie, la Catalogne, le Pays-Basque.
- Moi, je veux aller voir ça. L’Espagne. Oui, faut que j'y vais."
Ses yeux brillent.
C'est drôle qu'il soit focalisé comme ça sur l'Espagne.
A force de travailler avec eux,
et de me creuser le ciboulot pour tenter de les intéresser,
j'ai commencé à saisir pas mal de leurs difficultés,
à commencer par le fait que le français ne soit pas leur langue maternelle,
ce qui explique probablement que certains aient autant de mal à apprendre à lire.
Ce n'est pas pour autant que j'ai des solutions.
" - Vous savez madame, moi je viens au cours parce que j'aime bien. Mais j'apprendrai jamais à lire. Je veux vivre à l'ancienne;
- A l'ancienne ? Mais à l'ancienne, ça voudrait dire reprendre la route, aller où il y a du travail. Il y a encore beaucoup de voyageurs qui font ça : ramonage des cheminées l'été, bûcheronnage l'hiver... Mais vous, vous êtes sédentarisés, ça me paraît difficile que vous viviez à l'ancienne, surtout ici où il n'y pas pas de travail.
- Ouai, madame, c'est bien ce que je dis : à part, et à l'ancienne. Pas besoin de savoir lire. Des sauvages de la forêt je vous dis, c'est ce qu'on est."
Longtemps, je me suis figurée que, pour eux, les barreaux, les portes fermées, c'est encore plus insupportable que pour les autres.
Mais je commence à changer d'angle de vue, et à comprendre que la prison peut être intégrée logiquement à un parcours de vie
Qu'ils ont une forme de liberté intérieure, qui leur fait accepter dans une sorte de fatalisme, ce qu'ils ne peuvent pas éviter.
" - Vous savez pourquoi je suis ici ? Parce que je ne me suis pas présenté au contrôle judiciaire.
- Juste pour ça ? Mais vous avez pris cher, cinq mois, c'est beaucoup.
- Ah, mais ça c'est parce que j'avais un sursis qui est tombé.
- Ok, mais pourquoi vous n'y êtes pas allé au contrôle ?
- J'ai pas le permis, pas de voiture, j'habite loin de tout, je peux pas y aller. Mais franchement, c'est bien comme ça vous savez.
- Je ne comprends pas.
- Ben si, regardez : je fais ma peine, je leur dois plus rien. Je sors : plus de contrôle, plus d'obligation de travailler, que de toute façon je trouve pas de travail. Voilà."
Van Gogh - Les bohémiens
Inscription à :
Articles (Atom)