On
voit que le lavabo de faïence, les toilettes suspendues, la cabine
de douche quart de rond étaient flambants neufs il y a encore
quelques mois.
La
cabine n'a probablement jamais été nettoyée. Ses parois sont
maculées de traces diverses, et d'une sorte de moisissure rougeâtre
qui semble s'être propagée à une vitesse fulgurante. Le receveur
n'est plus visible. Il est recouvert d'une bonne centaine de flacons
de gel douche vides. De ces marques très masculines, au parfum assez
prononcé pour être censé attirer regard et attention. Comment
fait-il pour se doucher si souvent ?
Stupéfaction
violente. Que s'est-il passé ici ?
Deux
bouteilles pleines de gel wc trônent sur l'étagère qui surplombe
les toilettes suspendues. Une pauvre brosse à chiottes a été
oubliée sur le sol carrelé, entre deux rouleaux de papier cul en
voie de décomposition. Le couvercle est ouvert sur une lunette
encore blanche. Mais la cuvette est tellement maculée de pisse et de
merde qu'on se demande comment elle a pu échapper au massacre.
Étonnamment, le poussoir de la chasse d'eau est resté propre.
Le
lavabo a pris une curieuse teinte verdâtre, sous des couches
successives de substances indéfinissables, plus ou moins poudreuses,
les résidus de rasage quotidien peut-être.
Sur
le côté droit, un mikado géant de cotons tiges mielleux a commencé
à s'effondrer en dégueulant sur le sol poisseux, entre les
bouteilles vides de soda et de jus d'orange, tout un tas des flacons
de produits et de piluliers contre la chute des cheveux. On pressent
que la lutte contre les golfes temporaux est acharnée.
Tout
comme celui pour la blancheur des dents et l'hygiène buccale. Côté
gauche, en équilibre précaire, une bonne dizaine de tubes de
dentifrice « blancheur éclatante », écrasés, presque
broyés, dépouillés des bouchons, s'empilent têtes-bêches. À
en juger par les cadavres de flacons géants terrassés, des litres
de bains de bouche ont été gargarisés ici, après l'usage appuyé
de la brosse à dents électrique abandonnée dans un panier.
Il
accorde grand soin à son apparence. Dans la vasque, les fioles
exsangues de sérum hydratant tiennent compagnie à une gourde, un
casque de vélo, un liniment camphré de récupération. Au-dessus du
lavabo, le miroir moucheté de dentifrice et de mousse à raser ne
reflète sûrement plus grand chose de ses cheveux soigneusement
lissés au gel.
En
dessous, les portes du meubles sont ouverts. Sur rien. Enfin
presque : des boîtes de lessive vides en plastique vert
coincent les tiroirs ouverts, ou jonchent le sol.
Quelles larmes, quels hurlements se sont étouffés ici ? Les immondices en indices d'une indicible ordure tue et contenue. Derrière le sourire étale d'un charmant avatar sans peur et sans reproche, paravent d'amour propre donné à voir à qui préfère fermer les yeux, fermentent les pensées les plus tourmentées.
Sans
se retourner, il a fermé la porte et jeté les clés, tourné le dos
à la douleur pour tenter de se reconstruire ailleurs.
Seulement
voilà, aussi loin qu'on aille, on s'emporte toujours avec soi.
Une
lettre des propriétaires au garant, et l'avatar s'est dissout dans
la cruelle réalité, laissant abasourdis et infiniment tristes, ceux
qui croyaient le connaître.
Les tourments, la douleur, le chagrin, la souffrance, c'est comme les poubelles : il faut les sortir. Sinon ce sont les asticots qui l'emportent...