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deadline le 11 mars
Thème "Être différente" : la nouvelle devra mettre en scène une femme handicapée.
Via vox
Elle marche.
Ses pieds dévorent
la caillasse des voies de contre-feu, l'asphalte brûlant des entrées
de ville, la poussière crayeuse des rangs de vigne, la boue collante
des sentiers détrempés.
Désormais, elle ne
saurait dire si le soleil a tapé, si le vent a soufflé, si l'averse
s'est abattue. Les matins défilent : se lever, s'habiller,
manger, enfiler les chaussures, endosser le sac. Un petit signe pour
prendre congé de ses compagnons d'un soir, elle referme la porte sur
le velours marine de la nuit déchirée par l'aurore.
Et puis elle marche.
Elle marche comme
d'autres prient. Elle marche comme elle respire.
Hier soir, un homme
lui a dit : « C'est drôle, j'ai l'impression que je vous
connais. Votre visage m'est familier ». Petite moue impuissante
de Lucie, air gêné de sa femme, il n'a pas insisté. La nuit, dans
le dortoir, elle les a entendus chuchoter. Ce matin, l'homme était
aux petits soins pour elle. Il avait préparé le petit déjeuner.
Loin d'être touchée par son attention, elle s'est efforcée de
maîtriser cette envie furieuse et familière, de prendre ses jambes
à son cou et de s'enfuir. Elle lui en a férocement voulu de
cette nausée qui lui est venue devant son air de commisération.
Mais maintenant elle
marche, et son cœur s'apaise. Elle avalera quelques kilomètres de
plus et, ce soir, elle ne dormira pas dans le même refuge, voilà
tout.
Libera me.
***
Des
églises, des basiliques et des cathédrales, Lucie en avait connues
tout un chapelet, et, de son point de vue, elles se ressemblaient
toutes. Elle n'y pénétrait que pour chanter, et ne s'y
attardait jamais. Essai de voix, loge, concert, puis les
applaudissements qui montaient de la nef pleine à craquer d'un
public très chic et très compassé. Le prix des billets était
suffisamment dissuasif pour que s'opère une sélection quasi
naturelle.
Mais
elle se souvenait qu'une fois, dans la cathédrale de Périgueux,
elle avait été saisie d'une émotion violente devant le monumental
retable de bois. Des larmes avaient perlé au bord de ses paupières,
et, pendant un moment, elle s'était demandée si elle pourrait
chanter avec cette petite boule au fond de la gorge, qui fait trembler
la voix avant de l'asphyxier définitivement.
En
regagnant sa loge, dans le bureau du sacristain, elle avait croisé
le regard d'une statue de bois, notant vaguement la coquille
accrochée à la cocherelle, la cape, le sac, et le bourdon.
En y
repensant, ce soir-là, elle avait chanté comme jamais.
Une
messe en sol mineur de Schubert.
Vacillante
au début du Kyrie, la petite flamme au creux de son ventre s'était
soudain élancée vers la clarté diffuse des vitraux. Et c'était
comme si elle était double, flottant sous la voûte, contemplant son
avatar cloué au sol du transept. Elle entendait sa propre voix, plus
pure et plus céleste.
La
voix d'une autre.
La
voix d'un ange.
Une
nuit sans sommeil, dévorée d'amertume, elle avait éprouvé le
besoin impérieux de revoir ce lieu, où, pendant quelques instants,
elle s'était sentie si différente.
Du
temps, maintenant, elle en disposait à revendre. Le lendemain elle
avait fermé sa porte et avait pris la route.
À
pied.
Kyrie
eleison.
***
Depuis trois jours
qu'elle chemine à leurs côtés, Lucie sent son esprit s'élever
pour courir en éclaireur vers les trouées de verdure aux détours
des chemins. Elle a calé son pas sur celui de cet homme, que le sol
semble aspirer chaque fois qu'il pose un pied devant l'autre. La
terre l'attire, le retient, paraît le secouer pour assurer sa
prise ; mais lui s'appuie résolument sur ses cannes, dégage
ses hanches, sa cuisse, sa jambe, son pied, les projette en avant.
Il parle peu.
Il ne pose pas de
questions.
Lucie aime la
cellule monacale que ce silence habité construit autour d'eux.
Il sait.
Dans sa chair, il
sait ce qu'elle ressent, et cette empathie est comme un baume pour
son âme endolorie.
Elle a
considérablement ralenti pour baigner encore un peu dans cette
lumière.
Ses trois fils, qui
portent les sacs, vont et viennent, avancent un peu plus vite en fin
d'étape, pour préparer l'arrivée de leur père. Leur routine
singulière est une telle évidence qu'aucun pèlerin ne songe à
s'apitoyer sur le sort de ce compagnon de route, pour qui chaque pas
se révèle une aventure autrement plus épique que la via
Lemovicensis toute entière.
Sous la douche, ce
soir, pour la première fois depuis des mois, elle sent ses larmes
couler. C'est d'abord comme une illusion des sens, avant que les
vannes ne s'ouvrent enfin. Elle pleure, pleure, et ce torrent salé, à
l'eau mêlée, file dans le siphon, en emportant son immense chagrin.
Le lendemain matin,
Lucie se prépare comme à chaque aube.
« Merci pour
ce bout de chemin ».
Elle glisse le message dans la dragonne d'une des cannes, referme doucement la porte.
Après le pont sur
la Dordogne, elle quitte le balisage pour tourner à droite, vers la
gare.
Côté fenêtre.
Les paysages
défilent et se succèdent à toute allure.
Le chemin à rebours
et en accéléré.
Lux aeterna.
***
« Madame !
Madame ! Vous m'entendez ? »
Le fin rai de
lumière l'éblouit. Elle voudrait cligner des paupières. Mais ses
paupières, et tout son visage, sont engourdis.
« Serrez mes
deux mains ! Serrez ! »
Elle voudrait
serrer ; de toutes ses forces, elle voudrait. C'est le vide, le
chaos, le néant.
Elle navigue dans un
brouillard sonore de chuchotements, vers le phare de cette voix qui
l'appelle. Elle a une vague pensée pour Ulysse retenu à son mât.
Elle voudrait crier.
Détachez-moi ! Sa langue pèse une tonne. Les larmes coulent,
et l'étouffent. Va-t-elle se noyer dans l'eau salée ?
Le gyrophare, la
sirène hurlante, les défilé des néons, les scialitiques.
Elle n'entend plus
la voix.
Requiem.
***
« Lucie !
Lucie ! Vous m'entendez ? Si vous m'entendez, serrez ma
main. Bien, très bien. Bravo Lucie. Essayez l'autre main maintenant.
Oui, c'est ça. Excellent !
Regardez ! Vous
voyez mon doigt ? Suivez-le des yeux ! Oui, voilà. À
droite. À Gauche. Parfait, c'est parfait.
Et là ? Vous
sentez quelque chose ? Ah ! Ça vous fait rire, hein que je
vous chatouille. L'autre pied.
Levez le bras
droit ! Le bras gauche ? La jambe droite ? La gauche ?
Magnifique !
Vous vous en tirez
bien Lucie, très bien même.
Vous avez eu un AVC.
Un accident vasculaire cérébral. Vous savez ce que c'est ? »
Oui, bien sûr.
« Lucie, vous
avez compris ? Un AVC ? »
Oui, oui, c'est bon.
« Lucie, vous
pouvez me répondre par oui ou par non ? Dire votre nom ?
Votre âge ? »
Mais enfin oui,
évidemment que je peux. Lucie. 33 ans, l'âge du Christ.
La bouche ouverte.
Sèche.
Muette.
Réincarnée en
poisson rouge.
Quelqu'un éclate en
sanglots.
« Ne pleurez
pas madame. Si vous voulez l'aider, il faut être forte. Nous allons
la garder quelques jours, le temps d'effectuer un bilan complet de
ses fonctions motrices. Ensuite, elle séjournera le temps nécessaire
dans un centre de rééducation fonctionnelle.
« - Mais
docteur, sa voix ! Vous vous rendez compte ? Sa voix …
- Elle est vivante
madame. Et elle a échappé à l'hémiplégie. C'est tout ce qui
importe. Aucune paralysie apparente. Franchement, ça tient déjà du
miracle. Pour l'aphasie, il faut attendre encore. »
Salva me.
***
Mais pourquoi je me
lève aussi tôt ? Qu'est-ce que je vais pouvoir faire de ma
journée maintenant ?
Couchée tôt, levée
aux aurores, vu le rythme imposé par la rééducation ces derniers
mois, Lucie n'a aucun mal à rechausser ses bonnes habitudes et son
hygiène de vie impeccable.
« Quand tu ne
seras pas en représentation, tu devras te tenir à des horaires très
réguliers. Le matin, tu dois donner à ta voix le temps de se
réveiller. Fais attention à ce que tu manges aussi. Rien de gras,
de lourd, très peu de liquide le soir, pour éviter l'acidité. »
Les conseils de Natalia résonnent encore à son oreille.
La perplexité du
neurologue aussi : « C'est un cas atypique. Vous avez
tout récupéré : la motricité, l'écriture. C'est remarquable
même. Il ne subsiste que l'aphasie de Broca. Vous avez la mémoire
des mots, puisque vous pouvez vous exprimer par écrit, mais le
mutisme est total. Cela semble être la seule lésion. Et je ne peux
pas vous dire si vous retrouverez la parole. Il faut attendre, et
continuer les séances d'orthophonie. »
Mais Lucie n'avait
pas donné suite. Elle ne voyait pas comment les quelques grognements
qu'elle pouvait encore émettre, allaient un jour lui redonner la
parole.
Depuis, c'est comme
si la terre avait cessé de tourner.
C'est qu'elle avait
toujours su qu'elle serait chanteuse. Douée et opiniâtre, elle
avait la gnaque. À peine tournée la page de ses 20 ans, elle était
déjà l'une des sopranes coloratures les plus demandées de sa
génération. Alors, les adages de Natalia, elles les avaient faites
siennes. Pas de mari, pas d'enfant, que des amants, et jamais dans le
même diocèse : elle ne supportait pas l'ego démesuré des
chanteurs, qui lui faisait de l'ombre. Non, décidément, il ne
pouvait y avoir deux clowns blancs sur la même piste.
« Lucie, née
pour la lumière », lui répétait inlassablement sa mère
avant chaque concours, après chaque concert.
Elle entend la clé
dans la porte.
« Lucie, tu es
là ? »
Putain, mais c'est
pas possible maman, je ne veux plus que tu entres comme ça chez moi.
« Bonjour ma
chérie ! Ça va ce matin ? »
La craie,
l'ardoise : « Rends-moi les clés ».
« Mais enfin
ma chérie, si je te les rends, qui s'occupera de toi ? »
Lucie se sent
misérable.
Merde maman, j'ai
plus deux ans. Je suis muette, pas grabataire. Je gère.
Les sourcils
froncés, le regard noir, elle brandit l'ardoise de plus belle, et
tend l'autre main avec insistance.
Rends-moi les clés
je te dis.
Sa mère détourne le regard.
« Tous ces
efforts ! Tous ces sacrifices ! Quel malheur, mon Dieu,
quel malheur ! Regarde ce que tu es devenue ! Pas de mari,
pas d'amis, et ta carrière fichue. »
Lucie sent sourdre
une profonde colère. Violente. Il faut que ça sorte. L'ardoise
explose sur la table, et dans le même mouvement, elle balaie
rageusement les oranges, le couteau et le verre, qui vient voler en
éclat contre la crédence.
« Mais qu'est-ce que tu fais ! C'est de la démence ! »
Lucie pense à cette
vieille chanson sur la cruauté maternelle.
Sa colère retombe aussi soudainement qu'elle était venue. Elle saisit le bras de sa mère, attrape le trousseau de clés encore dans sa main, et la raccompagne fermement vers la porte d'entrée.
Sa colère retombe aussi soudainement qu'elle était venue. Elle saisit le bras de sa mère, attrape le trousseau de clés encore dans sa main, et la raccompagne fermement vers la porte d'entrée.
Au revoir maman.
Dies irae, dies
illa.
***
« On m'a
souvent demandé si chanter ne me manquait pas. En vérité, ce qui
me manquait le plus, c'étaient les feux de la rampe ; ce
tourbillon de scènes, de lumières, de tentures rouges et de volutes
dorées. J'adorais chanter oui, mais plus encore je me soumettais à
ces regards tournés vers moi, aux saluts sous les tonnerres
d'applaudissements. »
Les doigts de Lucie
volent au-dessus du pupitre.
« Je croyais
que chanter était toute ma vie. Je croyais que chanter serait toute
ma vie. Mais j'avais tort. Ma vie était bien vide en réalité. Vide
de sens, vide d'amour, vide d'humanité. Le destin s'est contenté de
couper le fil de ma marionnette. »
De temps en temps,
quelques mains se lèvent dans la salle, comme pour acquiescer dans
un écho silencieux.
« Quand j'y
songe, la plus grande frustration, ça a été la parole. Ne plus
pouvoir communiquer que par écrit, quand la pensée file comme le
vent ; ne plus pouvoir exprimer ses émotions comme elles
arrivent ; être tributaire du regard des autres pour me faire
comprendre, ça a été le plus terrible.
La vérité, c'est
qu'en m'obligeant à trouver quelque chose de plus grand que moi,
perdre la voix m'a sauvé la vie.
Transmettre la
langue des signes, dans des pays où le simple fait de boire et de
manger est un combat quotidien, ça peut paraître le comble du
dérisoire. Mais j'ai appris beaucoup de ces gens qui n'ont rien et
qui pourtant partagent tout. Permettre à des familles de communiquer
avec un des leurs, c'est ma façon à moi de dire merci, de me sentir
vivante et à ma place dans ce monde. »
La lumière se
rallume sur la salle et sa forêt de mains levées dans un long
applaudissement silencieux.
Lucie ferme les yeux
quelques secondes, bercée par la vibration des pieds qui martèlent
le sol.
Ave Maria.
7 commentaires:
elle est superbe celle là
bravo
Rien à redire : une histoire très belle. Bravo bis.
Moi c'est perdre l'ouïe que j'aurais le plus de mal à accepter... je serais terrifiée en permanence...
Et scialytique, c'est avec un y. Du coup, j'ai appris que c'était une marque, comme frigidaire ! Merci.
ton histoire m' a bcp touchée , Coline et le commentaire de lorys03 encore plus pcq je suis directement concernée . Réapprendre à vivre différemment ......sacré challenge !
merci Coline pour ces mots que tu nous offres ; j'aime bcp !
merci, c'est prenant, ça se dévore, j'adore !
J'aime beaucoup
Que de projets !
On ne t'arrête plus :-)
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