Hier soir, on voulait tous regarder ce film superbe : Indigènes.
Obligés de changer de pièce.
A cause des réflexions de papa.
Papa qui a pourtant connu cette époque, et même la suite, la guerre d'indépendance en Algérie.
Qui sait donc que c'est vrai, mais qui ne l'admet pas.
Bon, à presque 85 ans, on ne le fera pas changer d'avis.
Mais devant sa mauvaise foi crasse, mieux vaut éviter certaines conversations avec lui : sur les enseignants, sur la politique, sur les errements médiatico-démago du nabot dont on ne doit pas prononcer le nom chez moi, sur le comportement de l'État français dans certaines circonstances ...
Quand j'étais plus jeune, impossible d'avoir le dernier mot, ni même une idée personnelle pour peu qu'elle fut différente de la sienne.
Évidemment, maintenant, à nos âges, j'ai quand même le dessus.
Papa aime l'ordre établi.
Il parle fort, il parle vite, il a du vocabulaire.
Il ferait mieux de s'en servir pour me dire de vraies choses, celles que j'aurais besoin de savoir, sur maman par exemple.
Il parle beaucoup, mais il ne dit rien.
Faut le cuisiner.
Exiger de savoir qui sont ces quatre sœurs que je n'ai pas connues.
Pourquoi il a abandonné sa première femme, dont j'ai découvert l'existence par hasard, quand j'avais 21 ans, en lisant attentivement le livret de famille.
Comprendre toute seule pourquoi maman était si jalouse alors qu'elle avait quinze ans de moins que lui.
C'est long, c'est épuisant, je prie qu'il me reste assez de temps pour aborder tout le reste.
Chaque dimanche soir, il passe la tête par la porte de mon bureau, tard :
- qu'est-ce que tu fais ?
- un truc pour ma classe
- ah ?
- .....
Oui, pour papa, je n'ai pas un vrai travail qui exige d'y être encore le soir tard.
Mon frère, son seul fils, oui.
Il est donc bien légitime qu'il ait abandonné nos parents puisqu'il n'a pas le temps. Il appelle ça s'en occuper à sa façon, et papa a l'air de trouver ça normal.
Mais quand j'étais petite, et même plus tard, pour les chagrins d'amour, et quand j'ai perdu mon bébé et toutes ces choses difficiles, papa savait faire une chose étonnante : il savait ouvrir ses bras et les refermer sur mes sanglots.
Ce qui fait qu'aujourd'hui, je sais le faire aussi, parfois même pour des inconnus.
Je n'ai pas peur de ça.
Et puis aussi, il se levait toutes les nuits, parce que dans mes rêves, quand je partais avec Peter Pan par exemple, les bras en croix, tout en travers du lit, je saccageais les draps. Alors il venait me recouvrir.
Je me souviens aussi -quelques flashes- comme il me soignait, quand j'étais malade, avec maman puis tout seul, quand elle n'a plus été en état de le faire. J'ai su une fois que très jeune, il avait failli mourir, et que c'était mon grand-père qui s'occupait de lui, jour après jour et nuit après nuit.
Donc, les bonnes choses qu'on fait pour ses enfants, ça reste, et on les transmet.
Et c'est bon de se rendre compte de ça quand on est un peu perdu.
Une fois, j'avais onze ans, et ça je me le rappelle très clairement, j'ai entendu un drôle de bruit qui m'a réveillée et qui ne s'arrêtait pas.
Je me suis levée.
Il y avait de la lumière dans la salle à manger.
Papa était assis sur le fauteuil rouge, le bras droit plié sur l'accoudoir noir, sa tête dans la main.
Il pleurait.
Des pleurs d'homme, comme un violent hoquet qui secouaient profondément ce grand corps échoué là, aussi contenus que violents, parce qu'il faut rester silencieux.
Mais des pleurs quand même.
C'était quand maman était toute fracassée, dans le coma, et que nous étions si seuls et abandonnés de tous.
Si c'était maintenant, je m'approcherais et je poserais en silence ma main sur son épaule.
Mais je n'avais que onze ans, je ne savais pas comment faire, il ne m'a pas vue, et je me suis recouchée.
Quand même je crois que c'est pour ça que je lui ai fait une place chez moi, maintenant qu'il est vieux et qu'il ne va pas en s'arrangeant. Parce que je sais que, derrière son indifférence apparente il y a un homme capable d'ouvrir les bras et que je l'ai vu pleurer.
Une fois.
1 commentaire:
J'ai lu ton billet avec attention, je t'admire d'avoir ton père chez toi, je ne crois pas que je serai capable d'en faire autant...
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